Page 65 - catalogue 2017
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6. Les Abattoirs Projections



comme miroir de la réalité, on s’en sert comme point de départ
pour se réapproprier cette réalité, la transformer et lui redonner
par sa propre vision un éclairage personnel. » Ainsi, si, dans un
train, on regarde, au loin, le paysage, on peut garder longtemps
l’image, celle de la fguration, mais si on se focalise sur tel talus, tel
arbre, cela se fait abstraction; ces changements de points de vue
s’apparentent aux variations d’un appareil optique ; cependant le
désir fagrant du sens, la fonction de reconstitution d’un «ça a été»
ne frôlent que des images juste entr’aperçues.
La bande son de Michel Chion - qui reçut le travail monté - loin de
se réduire à un accompagnement, crée une matière sonore-écho,
pour un même ailleurs provoqué. Le bruit feutré de l’intérieur du
wagon, la musique lancinante, ritournelle obsédante du rêve, le bruit du train ou ces sons de cloche d’Alsace, un soir
de semaine, déjà retenus pour Arrêts sur Marche, en 1979, et rapportés par le réalisateur comme une voix de mixage
pour les images de paysage, de village enrichissent les seize pistes susceptibles de ces rencontres de tessitures
et d’épaisseurs sonores. On s’en voudrait de revenir à cette boutade de Godard devenue cliché à faute d’usure,
concernant l’image juste et pourtant Juste le temps entraînerait sans mal, cette reconnaissance de l’appréhension
juste du temps dans sa densité, sa transformation, son retour et son à-venir...

Simone Dompeyre
Gérard CAIRASCHI, Magia, 6min26 (Fr.)

Une main façonne de la glaise en des formes en devenir ; du bout
des doigts, elle transforme la matière en coupe, en barque voire
en fente originelle, passant de l’une à l’autre, sans explicitation de
son modelage. Des feurs aux pétales précis impliquent la couleur
mais des taches légères de fétrissure perturbent la lecture de
leur implication sur ce cours d’eau où une plume les a rejointes.
Un adolescent se penche sur l’eau qu’il touche de sa main, tête
baissée, il y produit un léger mouvement et inversement son
visage, regard adressé, s’empare du champ visuel et du regard de
celui qui assiste à l’incantation du flm, justement appelé : Magia.

Par delà, la simplicité du titre, se rejoignent des strates d’histoire des arts -nature morte / scène de genre / portrait-
et de mythologie : les dieux ou plus rarement les déesses - Arruru à Sumer - sont des sculpteurs de terre, Adam/
Adamah tient son nom de son origine « la terre » ; homo et humus latins ont le même étymon indoeuropéen
ghyom : la terre. Et la musique s’y lie indissociablement ainsi que dans tout l’œuvre de Gérard Cairaschi. C’est
la Première Gnossienne, au titre inventé par Satie, son compositeur. Le terme se tend polysémique puisque se
grefent en palimpseste, d’autres domaines de sens en parfait écho : l’île crétoise de Cnossos, l’allusion socratique
du « Connais-toi toi-même », le plaisir de sonorités de cet hapax et certes la gnose ésotérique en quête de la
connaissance parfaite.
Cet apport énigmatique et riche d’implicite peut ne pas se savoir à la vision de Magia mais même sans cela, la
musique double la partition visuelle. Le découpage des mesures refuse la moindre barre, la pièce à faible étendue
de « tessiture » impose un tout répétitif - un seul changement de deux blanches en une ronde - syncopé mais sans
violence ; le fa mineur se change en mélodie claire selon le mode tzigane qui ponctue chaque phrase… le silence
d’abord, la musique et silence, la musique à l’infni : la création se poursuit ; l’iconique est en écho de cette partition
en une complicité recherchée par Satie chez ses interprètes, quand ici la variation est vidéographique.
En efet, le montage vertical assemble un autre « tout » image, plus contrasté par les changements d’échelle
des plans, mais revenant en alternance comptée pour cette création / apparition hors du temps. Depuis 1999,
après avoir écrit en caméra super 8 dont il variait la vitesse d’obturation jusqu’au très rapide ce qu’il mêlait de
panoramiques tout aussi rapides, Gérard Cairashi invente sa propre rythmique du ficker : il ne s’en tient pas à une
image noire / une image mais en postproduction, construit une nouvelle image avec deux pour cet «impossible
visuel». Pour l’alchimiste, l’oratoire et le laboratoire sont indissolublement liés, puisque la gnose alchimique réclame
une correspondance absolue entre les étapes de l’illumination et les opérations matérielles successives pour
l’atteindre; cela le tempo de Magia le fonde – comme fondation et mélange absolu mais dans l’inversion du propos:
Magia ne requiert pas plus la naïveté d’approche qu’elle n’endort. Elle travaille l’entre-deux, le mouvement-stase

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