Vidéo | 09:45 | Israël/USA
En seuil, avant même le titre, le sonal annonciateur d’une série américaine de western entraîne vers le passé cinématographique, le tracé type gravure d’un homme actuel crâne rasé, petite boucle à l’oreille en jeans et tee-shirt des plus contemporains, autoportrait du réalisateur. Plus explicitement encore, non seulement le noir et blanc prenant des nuances de bleu délavé entraîne le film dans un passé antérieur mais les perforations typiques de la pellicule avec les numérotations du photogramme et le nom du fabricant suggèrent que le discours se fonde sur le souvenir cinématographique. Non pas comme garantie mais comme matériau bientôt travaillé avec le rapprochement au plus près du support, avec le grain et la défiguration. Alors seulement s’inscrivent, après un tel préambule, le titre et la maison de la petite enfance et la première figure féminine à la robe collet monté de l’époque – caractéristique réelle et filmique et le fond d’abord net derrière la maison se disloque et se meut.
La géographie dictée par le terme/titre La Mesa, qui désigne une grande butte à sommet plat et à versants abrupts, est fidèle à une localisation appréciée du western, en accord avec la musique topique aux accents dramatisants, alors que la police de caractères du type Old English Tex entraîne vers la romance. Elle est aussi le lieu de la famille, attesté par deux indications discrètement annotées en bas du champ qui renvoient au passé, à l’enfance – celle que le père du réalisateur aurait pu vivre : « 1947/ Jalesco, Mexico » devance « vingt ans après » quand la terre originelle a été quittée et/ou quand l’enfant qui jouait est devenu adulte. L’architecture typique des maisons paysannes du Mexique en torchis et aux petites ouvertures en place de fenêtres, s’érige avec une force certaine ; l’attestation d’origine.
Ainsi les marques de la pellicule généralement cachées pour que se puisse la croyance dans le monde diégétique fondée sur l’illusion de son fonctionnement à l’imitation du monde réel, le retour constant au support participent à l’oscillation constante de La Mesa entre le souvenir du réel et le fantasme projeté sur ce passé pour l’écriture actuelle expérimentale ; entre le rappel et le roman personnel écrit cinématographiquement aujourd’hui.
Le premier registre se nourrit des images de la maison paternelle, désormais en ruines mais dont la grosse clef est restée enclenchée dans la serrure, de même qu’un saladier à la décoration traditionnelle, tous deux captés en gros plan et dont le foyer sommaire de pierres est gagné par les arbustes, les herbes folles comme la propriété sans animaux désormais. Cet état des lieux se superpose à l’image initiale de la maison, et aux plans qui se souviennent des vaches paissant, du ruisseau où puiser l’eau, du chemin de pierres arpenté pieds nus; le second y convoque des images filmiques où vachers mexicains à sombrero caracolent à cheval ou ont des gestes amoureux, et où les femmes sont le plus souvent mères ou préparées à le devenir – sauf les « garces » des saloons – s’occupant des tâches ménagères, tricotant ou s’inquiétant de l’absence de l’homme et se mettant à courir vers un hors champ – à jamais perdu pour nous.
Le second registre n’écrase pas le socle du vécu familial, il en fait le fil de son récit ; il y compose des scènes empruntées à des films mexicains de cette première période – les années 1950 et est-ce, vraiment, un hasard si l’un de ceux-là s’intitule : Primero soy Mexicano/Je suis d’abord mexicain. S’y adjoignent un film espagnol – Marcelino, pan y vino, l’enfant est fréquent, dès l’image du nourrisson dans cette réinvention de l’origine mais aussi Bonanza, cette série américaine qui mena de 1959 à 1973, ses beaux cow-boys en grande chevauchée. Sur les plans en prise de vue empruntés, les personnages sont tracés en traits nets blancs et animés. Et ils reçoivent des changements de comportements et de vêtements dans l’appropriation fantasmée : l’enfant qui sort de la maison (lui dessin animé, elle prise de vue) qui monte les escaliers, traverse le chemin, joue, glisse de période un à période actuelle : pour seul exemple: le pantalon se raccourcit, s’élargit à la mode US quand la réécriture différencie les manières de jeu des jeunes garçons et leurs vêtements : enfance pauvreté au Mexique, déménagement aux USA.
L’appropriation dépasse ce simple rapprochement au présent : elle apporte le désir homosexuel détournant la scène de séduction orthonormée. Là où La Mujer que yo perdi – de Roberto Rodriguez, en 1949 – décrit un couple hétérosexuel où l’homme au grand chapeau et moustachu lave les pieds d’une jeune femme, La Mesa glisse l’autoportrait du réalisateur, et son corps « actuel » est légèrement plus blanc comme plus tard celui de la femme portant de l’eau se détachant ainsi du lieu. Il s’y tient dans la position accordée aux femmes de l’attente, la fragilité. Le séducteur est tout aussi reconnaissable pour les aficionados de ces films, en Pedro Infante, la star du film mexicain dont le réalisateur était lui-même amoureux enfant. Les fragments empruntés sont ainsi récrits, le plus souvent à l’aulne du désir homosexuel et en finale, là une caresse s’ébauche : à la fin, lorsque le cow-boy revient dans son ranch, c’est pour y découvrir un couple d’hommes dans les bras l’un de l’autre.
L’interrelation est totale : la formation de soi se nourrit du réel vécu par la famille et des films vus. La mémoire ne fait pas de distinction entre ce que l’on a soi-même vécu et ce que l’on a vécu par films interposés dans le silence du désir caché et alors tabou.
La Mesa dénomme ainsi un plateau cinématographique où l’orage tonne suivi sans mal par le soleil ; au-delà de l’approche picturale du matériau qui, par superposition réunit les temps passés du réel et du film, qui par solarisation, inversion rappelle la nature image du filmique, qui par flicker, en inscrit la donnée temporelle au-delà du temps social, La Mesa compose une splendide leçon de cinéma loin de tout didactisme puisque c’est le film qui induit cette réflexion sans avoir à l’expliciter. Leçon qui balaie les notions d’afilmique et de profilmique, dans cette approche particulière du footage.
En effet, si l’on se souvient que l’afilmique concerne la réel tel qu’il existe indépendamment du cinéma et que le profilmique renvoie, lui, à tout ce qui a été placé devant la caméra ou tout ce devant quoi on l‘a placée à des fins d’enregistrement, l’appropriation les emmêle indissociablement dans les espaces récrits de cette histoire personnelle en film. Rohmer dans L’Organisation de l’Espace dans le Faust de Murnau, distingue, en 1977, l’espace filmique des espaces pictural et architectural en ce sens qu’il ne se cantonne pas à l’espace filmé mais s’ouvre à « un espace virtuel reconstitué dans son (du spectateur) esprit, à l’aide des éléments fragmentaires que le film lui fournit. »
La Mesa suit ce travail d’interrelation amoureux.