Page 64 - catalogue 2017
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Projections 6. Les Abattoirs



Jon BEHRENS, Meandering, 5min26 (CJC, USA)

Pris dans le poème plastique où les mots sont les couleurs, on
comprend l’invitation de Meandering. D’abord gagné par la forme
en –ing du non accompli et du se faisant, ensuite par le rappel
de la double lecture de meander comme errer ou serpenter, on se
laisse sidérer par la force du pictural en mouvement. Cependant,
l’option du titre n’est pas due au hasard, le français aussi en a
confondu l’origine : « errer » ne vient pas, en efet, d’errare / erreur
mais d’itinerare / voyager et les Lais de Marie de France le savent
quand ils exaltent les chevaliers qui parviennent à leur quête « Qui
ensemble od li erroent ». Le projet ainsi annoncé, est premier, il
fonde le flm sur la complicité de la femme flmée et du flmeur
alors meander se traduit par muser, alors la muse est conduite à son tour par l’amoureux de la matérialité de
la pellicule. Bleu, vert, rouge s’infltrent, se gagnent, s’immiscent, se détachent, se superposent, ils grésillent, se
craquellent, selon des variations favorisant l’une ou l’autre des couches d’émulsion ou les travaillant ensemble.
L’abstraction devient le champ du passage. Une jeune femme longtemps de dos, avance entre des arbres, elle
aimante le regard, son corps en rime revient à travers les mouvements de la couleur. Silhouette prégnante variant sa
teinte ou recouverte de la teinte, en ralenti en un léger scandé, ou comme fottant dans ce matériau flmique, elle se
reconnaît comme Kirsten McCory, quand le dernier moment, changeant d’axe, capte son visage.
Rien d’attristant dans cette version plastique de « À une passante », les arbres remplacent la rue baudelairienne, la
lumière en couleur éloigne la nuit mais la fascination qu’elle provoque est entière, le désir de la suivre aussi. Ce qui
augure la reprise du flm alors « errer » devient s’abandonner à ses pensées en se laissant fasciner par ces images
peintes à la main.
Simone Dompeyre

Robert CAHEN, Invitation au voyage, 9min15 et Juste le temps, 13min. (Fr.)


« Si j’étais un peintre, je ne serais pas un abstrait ni un conceptuel
mais un fguratif qui se sert de la fguration pour faire imaginer. » Dès
1973, la première Invitation au voyage de Robert Cahen, réalisée
avec des images tournées en 16mm et des photos colorisées,
d’emblée ouvre les champs stylistiques et thématiques de ses
flms à venir; d’emblée, son œuvre se fonde sur la production d’une
étrange
familiarité et distance avec le réel dans un espace du beau. S’y
touchent, s’y opposent, s’y confrontent abstraction et fguration,
récréation et échos du référent,efets du réel et bribes de
narrativité. D’emblée les couleurs sont prises comme du matériau
ainsi qu’un peintre le ferait - des gares rouge orangé, des quais
verts et violets, des paysages passant du jaune au gris, alors que la colorisation saturée parfois rend l’image illisible
et que des solarisations difusent parfois dans plusieurs directions.

D’emblée, le train, que reprennent ou non les titres Le Soufe Du Temps, Sur Le Quai, La Gare de Lyon, ou
L’Entr’aperçu ; ces deux-ci débutent et s’achèvent sur un quai… tous aiment les bruits ferroviaires les plus divers
et le voyage même s’il ne se résout pas en un trajet mais s’avère «une façon de ne pas considérer quelque chose
comme fni, mais de trouver le côté infni de la réalité, le côté où tout continue, où l’on voit évoluer, avancer le
monde». Y émerge l’image « entre-vue », vue à travers, entre réalité et abstraction et la relation particulière avec les
mots - prose poétique de Baudelaire abordée dans le titre. Y passe Juste Le Temps : celui, en 13 minutes pour, en
fligrane, une possible histoire - au sens de relation - de deux êtres que le voyage réunit dans le même espace d’un
compartiment : une femme / un homme dans ce si bref temps d’un échange muet. Cette rencontre lierait la vidéo à
la narration traditionnelle si elle n’était déviée puisque s’y préfère l’état d’amorce, cette indécision du passage sans
réponse. La jeune femme ouvre légèrement les yeux dans le passage encore du sommeil / du rêve à l’éveil, alors
que l’image s’arrête, arrêt sur le passage. Le monde alentours devient un espace pictural antinaturaliste. Dépassant
la commande de l’O.R.T.F, Robert Cahen déborde le traitement d’image dont les années 80, avec le développement
de la palette graphique ou de la régie vidéo, usent pour des efets et ce jusqu’à faire tournoyer des présentateurs
du journal télévisé. Pour lui, c’est la trace de l’invisible, l’entre deux qui se recherche. « On ne se sert pas de la vidéo
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