Page 63 - catalogue 2017
P. 63

6. Les Abattoirs Projections



C’est que le flm de Richard Ashrowan n’est ni culte, ni histoire mais investigation personnelle qui poursuit les signes ce
qui l’entraîne à ces pensées du XIIIème comme du XVIème ou du XXIème siècle, de l’homme qui invente pour composer
la lumière / la compréhension. Il mène un retour sur des étapes en étapes car le savoir se gagne, se travaille. Un retour
en lumière pour une correspondance beauté / savoir.
Sans doute, un petit détour par l’étymon s’impose-t-il : speculum est le miroir où l’on se mire, où l’on voit son visage,
puisque specio c’est regarder - ce qui a entraîné tout le lot de spectacle(s), jusqu’à l’anglais spectacles pour lunettes.
Quant à la première spéculation, elle est observation du ciel et des mouvements relatifs des étoiles, à l’aide d’un miroir,
alors que la base sémantique se lie à « s’étonner, être surpris de, voir avec admiration, admirer et être épris de, se
passionner pour » et, enfn « rechercher ». Ceci implique que loin de craindre de rapprocher les opposés, il s’agit de les
assembler car la diférence est productive. Le plan flmique le sait en faisant se succéder puis se joindre la lune et le
soleil, elle comme miroir de l’autre, elle comme la nuit nécessaire au jour. Elle ronde dans le noir, lui, sublimant la rondeur
d’une goutte de rosée. La lumière du soleil, le passage de la lune resplendissent dans ce flm, le feu y fgure la lumière
de la pensée. La couleur assure la beauté de cette transformation, ainsi, en son début, saturant le champ, des plumes
de paon ouvrent leur éventail coloré après des camaïeux sur de très fnes tiges.
Cette conjonction qui augure les transformations ésotériques augure le flm.
Son premier mouvement, en montage alterné avec de gros plans de feuilles eux-mêmes avec des perles brillantes de
rosée, scande les mouvements des doigts obéissant aux chifres cités selon la description par Agrippa de la manière
dont les magiciens signifaient les mots inconnus. Alors que s’y succède, en montage court, la richesse des éléments
du monde, le sixième mouvement puise à la même source : les lettres de l’alphabet hébreu paraissent au centre du
champ, leur correspondance avec les chifres se psalmodiant à deux voix masculine et féminine.

Le flm suit les étapes de la calcination, de la sublimation, de
l’albifcation - le blanchissement - la distillation, la coagulation, la
revivifcation de l’alchimie… et reprend les motifs premiers, les tiges
et feuilles et le cœur saignant, les chutes tumultueuses des rivières,
les oiseaux planant parmi les nuages, il les transforme à travers
un récipient à col étroit et anses comme des bras, minces très
ressemblant à ceux des gravures du rouleau de Ripley d’Édimbourg.
Des mouvements abstraits s’inspirent de ce que provoquait l’appareil
catoptrique alchimique avec ses miroirs - à nouveau le Speculum - et
le même alambic de verre, entr’aperçu, jamais en plein champ, en
allusion dans le changement artistique. Le feu détruit mais fait image.
Plus particulièrement, une image se prélève du rouleau, une image dont le texte participe au titre d’un des mouvements,
celui du Blake : « I have at frst sufered so much from the hot and humid that I am weak » : deux moines penchés sur
l’alambic en sont le point de reconnaissance. Ils répondent aux incursions de l’imago de l’humain, puisque outre les
mains de la numération première, surgissent dans le fux, un regard chaussé de lunettes, des mains maniant le cœur
qui s’emmêlent avec tous les autres ingrédients et avec des traces abstraites des fux lumineux dans le montage rapide
du septième mouvement… cette image passe par toutes ces étapes, en positif, négatif, brûlée en son centre, renversée
alors le feu semble de l’eau.
Auparavant, le flm en poème applique son annonce : « du hiéroglyphe la lumière », du signe vient la lumière, en
travaillant les modes écraniques de passage des éléments ; puisque les tirets, les obliques, les carrés fusionnent pour
reconstituer La grande table du Livre des Sciences de Dee, d’où est né le projet.
Cet hommage à ces chercheurs qui voulaient la lumière entraîne Speculum du côté du Tombeau, genre littéraire puis
musical, qui se reconnaît une source dont il s’avère un fervent hommage. Speculum maîtrise le vocabulaire, il sait les
questionnements, il aime les productions de ses ésotériques. Cent ans après le réveil du genre en musique quand
Ravel, en 1917, crée son Tombeau de Couperin en six pièces pour piano : Prélude, Fugue, Forlane, Rigaudon, Menuet,
Toccata, et que ce retour s’adresse moins à un seul musicien qu’à une forme : la Suite, Richard Ashrowan, en suivant les
moments de la transformation hermétique des éléments, compose un «en l’honneur de… la recherche expérimentale»
choisie comme mode d’être, en l’honneur de ses amoureux du Chifre et du sens caché.
Comme Ohana qui écrivit en 1962, le Tombeau de Debussy, Richard Ashrowan voue à ceux qu’il reconnaît comme
Ancêtres, une grande admiration ; comme le musicien, reniant toute plainte funèbre, il inscrit les fragments venus de leurs
écrits comme matériaux à sa propre écriture, et s’échappant de la simple reconnaissance, puisqu’il chante lui-même
sa propre partition, il entonne une musique intime. Musique en envoûtement.

Simone Dompeyre


61
   58   59   60   61   62   63   64   65   66   67   68