Page 68 - catalogue 2017
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Projections 6. Les Abattoirs



repartie jusqu’à la cour d’une des fermes. La voix se fait actante, elle précède le vu, elle le dirige - ainsi le facteur. Elle
part / parle de loin, extérieure, dès lors, elle se garde de dénommer, s’en tenant aux catégories «ragazza / ragazzo»
ou aux indéfnis « qualcuno », la seule précision de métier « il postino » s’avérant indice de l’éveil à tenir devant
l’évidence. Pas davantage de qualifcatifs ou d’outils modalisateurs : les verbes à l’indicatif désignent le geste,
l’activité, les réactions « suivre le chemin ou continuer la tournée », courir ou avoir du plaisir, rire…
Cette voix qui réitère la signalisation, en phrases courtes est entrecoupée par une voix masculine qui, elle,
conceptualise les questions d’espace. Lui, d’emblée détruit cette approche nette, il préfère les termes de la
réfexion qu’il tisse à la première approche : désormais alternent une phrase située, une phrase plus proche
du sens et plus éloignée à la fois de la spécifcité du lieu. Cela part fort, abstraitement : « il y a des espaces où
le mouvement s’ébranle une fois et éternellement ». Il ajoute au lieu-dit, au local, la spatialité générale et à cette
spatialité, la temporalité. Temporalité de la pensée en actes, qui embrasse le présent des actes comme espace du
possible et non du défnitif.

Cette approche est accompagnée d’un très gros plan sonore de respiration – celle d’un homme qui court non
désigné - et d’envol d’oiseaux. Une telle bourrasque sonore ne perturbe pas l’espace du réel mais elle déclenche
le point de vue théorique. Le discours second dépasse le métalinguistique même quand il emploie des termes
dénotatifs « clôtures » celles que le point de vue impose, puisqu’il l’érige comme seul, « global et absolu », puisque
ce plan-là, décidé empêche tout autre plan. Le monoscopique limite la vision, délimite ce qui est à voir, sans que
le regardeur premier s’en inquiète. Cela est la règle du quotidien. Cependant le champ se double de sens avec le
plaisir du polysémique - campo prairie, campo espace cinématographique. Dès lors, le champ s’avère la potentialité
avérée à cet instant ; à cette ore 11.42, trop précise, cela se fait comme cela aurait pu ne pas se faire : « dans la
normalité se loge l’impondérable… le possible n’est qu’une fgure de l’impossible ». L’image déborde l’absolu pour
se lier au temps des hommes ceux qui courent, jouent, distribuent les lettres comme ceux qui font le flm.

Dès lors, le paysage y déborde sa défnition puisque loin d’une fgure arrêtée - le beau site qu’annonceraient les
guides touristiques - loin de se fger en écrin de beauté, il EST du tressage des diverses courses, marches, poussées
de voiture, rires et jeux ; IL EST résultante de ces divers cheminements qui enfn mènent à sa création. Il est
résultante du tressage des mots et de l’image. Le flm est revigorant contre les chemins qui ne mènent nulle part, il
donne à l’homme la potentialité de son lieu et au lieu la potentialité du faire de l’homme, même et surtout s’il est de
rire et de mouvement. Un espace de l’entre-deux s’y forme, celui de la vue simple, du paysage, du panoramique et
celui de la question de ce voir, de ce genre du paysage, de l’impact de cette échelle, du point de vue sans lequel pas
d’image. « Point de vue », syntagme à lire dans sa polysémie puisqu’il désigne l’emplacement où se tenir pour voir,
ce qu’un Brunelleschi vérifa avec sa tavoletta à petit œilleton et miroir, face au baptistère de Florence, mais encore
le jugement que l’on porte sur ce que l’on voit.
Ainsi se rassemblent les deux acceptions : l’image induit le jugement, le jugement construit l’image. Le bonheur de
la construction pensée de cette ore 11.42 flmique où cela a lieu.
Simone Dompeyre


Gabriela GOLDER, Nocturna, 4min (GIV, Arg.)

Une nocturne de Gabriela Golder ne saurait suivre la ligne
mélodique d’une musique de nuit, genre répertorié. Si elle opte pour
de fréquentes reprises, sa nocturna s’échappe d’une continuité, si
elle reprend certains motifs, son tempo rarement lent, s’emballe.
La chronologie n’est pas de logique narrative, mais de cercles et
d’échos, d’associations d’images.
Nocturne est à entendre, dés lors comme « rêve », rêve signifcatif,
pour qui le décrypte, de ce que l’on est et que l’on cache à coups
de rites sociaux. Lorsque le sur-réel gagne la couche du visible,
parfois il avoue le plaisir enfantin du jeu, parfois il révèle que ce jeu
occulte, par l’exhibition de comportements sociaux polis, d’autres
motivations.
Et mine de rien, ce flm footage dit une réalité argentine honnie.
Pour ce faire, il puise à la source de Sucesos argentinos / Faits argentins, flms d’actualité qui, de 1938 à 1972,
répondent au projet de flmer la réalité nationale et de la transmettre à la population. L’ère n’étant pas encore celle
de la télévision, les 800 salles de cinéma disséminées dans toute l’Argentine, difusèrent rituellement le jeudi, ce
premier journal flmique. Malgré la reprise d’une esthétique du noir et blanc et de la voix over du commentateur
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