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Performances Traverse Vidéo 2016 - L’atypique trouble 85

Ce que je pense primordial, dans ce supposé « absurde », c’est que l’expérience, que ces deux oeuvres
génèrent, produit du sens. Indubitablement. Chacune y réussit en partant d’une intention différente,
grâce à de minimes ou de modérées nuances tant esthétiques que techniques au-delà de leur déclinaison
en disciplines et recours esthétiques différents.

Mille fois rien conduit Jessica à passer à travers une structure - simple étagère de bois - en se contorsionnant
entre les petits espaces vides de la bibliothèque. Elle y multiplie petits actes et comportements créant
une musique, musique faite d’actes rythmiques corporels et de procédés cadencés dans le silence des
mots, scandée parfois des bruits de coups, de frictions, de grincements, qui surgissent aléatoirement
au cours de l’opération. C’est une expérimentation menée - c’est là, du moins, mon intuition - en
l’absence de toute signifcation a priori. Ce qui en tant qu’artiste m’intéresse tout particulièrement.
Je qualiferais cela de forme de réalisme, même si, d’une certaine façon, la scène semble irréelle. Dans
ce réalisme, un objet sédentaire en tant que tel, le meuble, se voit doté de la possiblité du nomadisme ;
de même est subvertie toute fonctionalité de la bibliothèque alors qu’elle acquiert, simultanément, de
nouvelles fonctions et y gagne une présence renouvelée. A chaque va et vient de Jessica, l’objet s’évade
de sa condition domestique, devenant de plus en plus étrange ; la perception que l’on en a change.
Cependant nous ne pouvons ignorer ce que cette évasion exprime implicitement : l’habitude de
prendre des habitudes y compris dans des situations étranges. En effet, les tours se répètent en une
sorte de nouvelle routine, aussi digne, mystérieuse et absurde que tant d’autres de la vie au quotidien.


Le réalisme de Jessica se confronte à la réalité, sans maniérisme ni ironie. Aucun secret, aucun phantasme
à saisir, par ailleurs. Et pendant que l’assistance réunie le long de cette rue intérieure l’observe, Jessica
s’attelle au démontage défnitif de la structure et, de ce fait, annule les nouvelles fonctions que nous
avions vues proliférer.
Par ailleurs, loin du dramatisme souvent exagéré et obscène du domaine de la performance, l’artiste ne
montre pas d’émotion ni dans ses pas ni dans ses mouvements. Elle garde un visage serein aux expressions
neutralisées, comme si elle-même n’était pas le point de mire de ceux qui assistent à la performance.
Jessica ne joue pas, elle n’imite rien, elle n’interprète aucun rôle. Ce que nous voyons c’est une expression
pure. Expression qui parfois émerge d’une mimique spontanée ou d’un sourire fugace. Elle invite à reconnaître
que l’artiste fait une action non pas pour être vu mais pour faire voir, même si pour ce faire, il acte avec
son corps et son visage.
Les rythmes de ses actions successives, sans pause ni urgence excessive, tout autant que cette expressivité
paisible du visage entraînent à percevoir l’action comme une gestuelle de nature authentiquement
quotidienne. Une occupation ordinaire, comme lorsqu’il n’y a pas de causes pour qu’un événement
se produise mais seulement de légères conséquences, comme lorsque rien n’est plus évident, parce
que tout se fond avec la vie, de façon immanente.
Des actes qui prétendent apparemment faire partie du quotidien alors même qu’ils fonctionnent hors
des lois qui régissent ce quotidien.
La façon de procéder de Jessica relève peut-être d’une sorte d’imagination technique qui opère dans
les deux oeuvres, dans Mille fois rien autant que dans Lost idyll ; un instinct qui met en relation corps,
objet et environnement. C’est ainsi que même les accidents au cours du processus sont immédiatement
intégrés et deviennent partie prenante de la substance créative du processus en question. Par ailleurs, il
est certain que si Jessica s’arrêtait sur les accidents, les râtés, les erreurs, si elle pensait qu’elle comprend
le but de l’imprévisible et que cela est suffsant, elle serait alors en train de réaliser un travail prévisible
et sans impact.
- 7. Prép’art -
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