Page 69 - catalogue 2017
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6. Les Abattoirs Projections



pour chaque « fait flmé », la disparité en est la règle puisque les reporters nombreux et divers flment de manière
diférente, une quantité hétérogène de faits, attirés par des thématiques les plus hétéroclites: société, politique,
simple fait divers, sport, musique et discours patriotique.
L’histoire de l’Argentine s’y tisse, ce que comprend Gabriela Golder; elle s’en fait la critique par sa maîtrise du
montage par collision, montage qui se fonde sur la disparité pour en produire des similarités. Énumérer les
motifs n’est pas pour elle, un exercice de style, elle ne recherche pas à composer une partition rythmée de faits
accrocheurs mais elle provoque un autre regard sur le réel, par l’assemblage de plans de référents très éloignés;
ainsi l’un contamine l’autre. Comme la rime d’un vers n’est pas seulement d’homophonie mais de glissement de
sens, la teneur d’un plan glisse sur le suivant lui donnant une certaine parenté. Un énorme goret lèche des assiettes
qu’on lui tend; il précède les tables de convives d’un grand repas, en extérieur, de diverses nationalités, en costume
et lunettes noires pour certains: les membres de la dictature. Superposer à leur mastication à la voracité du porc
s’impose. La population danse, en couples ou en groupe; elle danse autour de constructions sommaires : tour de
planches ou d’osier et mannequins. Elle applaudit aux feux d’artifces ou autre toro de fuego, en peuple qui se berce
au bonheur superfciel, tant l’incendie est la fgure de la destruction. Ce peuple joue quand le pays est opprimé; il
s’amuse à chasser les singes de leur arbre qu’ils secouent sans ménagement, il se distrait avec un petit train ou de
petits engins qu’une main d’adulte pousse sur la voie entourée de fgurines - ce que sont devenus les hommes. La
musique de Santiago Villa perturbe, en soubassement, cet esprit apparemment heureux, l’aigu agresse, le répétitif
empêche l’envolée. Le répétitif s’inverse quand, en début de vidéo, un train réel augure en travelling avant, un avenir
possible, mais en fn, le travelling s’inverse, le véhicule s’accélère jusqu’à perdre de son iconicité : le réel n’est plus
que traits, traces. Les véhicules n’avancent pas - métonymie de la stagnation d’un pays sous la dictature: l’avion
retenu, loin de s’envoler, tourne dans le sens du passé de la lecture occidentale... L’accalmie pourrait se trouver
dans la musique : un gros plan aime le doigté d’une jeune violoniste, mais la mélodie ne s’entend pas, pas plus que
le cuivre du musicien suivant, ainsi la terre tremble ou brûle. Le séisme n’est pas loin. L’accalmie pourrait être du
lieu natif quand une jeune femme passe devant un petit hôtel populaire, mais son calme est aussitôt enrayé par le
surgissement de mouvements rapides, d’exténuation de l’image. Nocturna vire au cauchemar éveillé et réveille la
conscience sur la réelle Histoire.

Simone Dompeyre
Vivian GOTTHEIM, Lamento, 1min (GIV, Can.)

Le paradoxe de l’amitié avec et pour le monde.
Une seule minute chargée du temps. Un gnou paît, on aurait tôt
fait de penser qu’il s’agit du bestiaire du Québec, d’un de ces
animaux pour lesquels se déplacer dans telle de ses régions, or
ce bovidé - une antilope malgré sa ressemblance avec le cheval
pour les non-spécialistes - vit en Afrique. La minute le prend dans
son grignotage de l’herbe en concordance avec sa classifcation
d’herbivore, pourtant loin de son troupeau habituel.
Ce n’est, dès lors, pas du côté des connaissances animales que
nous sommes entraîné(e)s d’autant que des chants indiens se
psalmodient, ramenant cet Africain dans le Québec. Le pays est
celui que l’on se bâtit, celui où l’on est et où s’épanouit l’afectif.
Ceci Vivian Gottheim le sait, née au Brésil, de parents berlinois, elle vit et travaille à Montréal... consciente de ce
tissage, elle prend le monde comme pays.
Cependant, le référent est un dessin, de traits hachurés. Le plan unique fxe ne garde pas ce calme, mais il déborde
la première tentation mimétique en exaltant la virtualité de l’abstraction de tout tracé. Le trait s’appuie ou se
délite. L’ombre est épaisse ou déliée. Les formes fottantes s’emparent de ce signe - animal ; les percussions
ne sont pas réservées à la bande son, le visuel en est scandé, sans pourtant la moindre des violences puisque le
passage aux traits épars, efaçant la forme première, rappelle que la source est dessin de la main de la femme.
Paradoxalement le ravissement de la fgure prône la compréhension du monde, ainsi dit en allusion ; au-delà d’une
scène champêtre, somme toute banale, la subtilité de ce qui donne forme voire qui prend forme par l’énergie de
l’animation. Alors on se souvient que poïesis désignait la création, le faire ; ce faire avec dessin, percussions, voix
montées qui n’impose pas le simulacre mais un moment plein de ces lamentations, traces mémorielles des tribus
indiennes. Sans pouvoir les traduire, on sait qu’elles correspondent à une idée d’un monde, à l’organisation de ce
monde auquel Vivian Gottheim donne force. Elle donne aussi une leçon d’humilité, la lecture des signes réclame
l’apprentissage; la connaissance de l’autre réclame de s’approcher de son histoire. Connaissance c’est naître avec.
Et jusqu’au Lamento à perdre le plaintif pour une onde de vie.
D.S
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