Page 74 - catalogue 2017
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Projections 6. Les Abattoirs



Erwan SOUMHI, Le Bateau de Thésée , 2min28 (Fr.)
Dans la brièveté d’un unique plan fxe, un jeune homme torse
nu, sans autre mouvement que celui de ses bras qui maquillent
ses propres tête et corps, mais le contrepoint opère puisqu’un
déroulant en place de sous-titrage, conduit à la Grèce et à sa
mythologie. Non pas pour raconter les étapes de Thésée, sa ruse
pour répondre aux questions concernant sa fliation, son abandon
d’Ariane sans laquelle il n’aurait pu tuer le minotaure, pour la pâture
duquel la Grèce devait un tribut de sept jeunes gens et de sept
jeunes flles, tous les neuf ans, ni même son oubli de changer
la voile de son navire qui induisit son père Égée à se jeter dans
la mer désormais de son nom, le récit est réduit en une phrase
au conditionnel rassemblant Thésée et le Minotaure. Ce qui guide
Erwan Souhmi est très précisément porté par le titre de cet opus : Le Bateau de Thésée, à savoir l’aporie dont
l’artiste donne la paternité à Plutarque et qui débat sur la réalité d’un objet - en l’occurrence ce navire - usé par le
temps et dont on remplace, dans le temps, élément après élément. Reste-t-il lui encore ?
Le bateau de Thésée invite, désormais, à penser ; ce syntagme n’a plus de lien avec de vraies planches mais
avec une expérience de pensée d’abord antique, puis reprise par Leibniz lorsqu’il philosopha sur l’identité et la
persistance à travers le temps, du Même et de l’Autre.
Le texte de la vidéo, en continu, revient à l’exemple canonique, du navire de Thésée qui exhibé durant des siècles,
par les Athéniens reconnaissants, subit de nombreuses réparations et changements de planches usées et pourries.
Il y revient pour, en apologue, tirer leçon sur la permanence ou l’impermanence de l’être, sur la question de l’intégrité
de l’homme comme de l’image que nous (nous) en faisons. Des pixels dérangent l’icone corporel ; ils doublent la
perturbation apportée par le recouvrement en ocre claire du corps. Le contour n’est plus - contrairement à la forme
sauvegardée du bateau. Les discordances avec le corps comme celles de son image obligent à s’inquiéter sur
l’objet vu.
L’identité viendrait de la correction immédiate du spectateur ; la notion d’identité servirait la tranquillité de la
conscience qui y lit que reste un UN sous les distorsions. La vidéo recouvre, elle-aussi, des strates, au-delà de la
mythologie, au-delà de la philosophie, elle inclut l’histoire des arts dont elle relève. Puisqu’elle fait implicitement
signe au projet de Bruce Nauman, les Art Make-up, quatre flms 16mm, de dix minutes chacun, réalisés entre 1967
et 1968 et qu’il aurait voulu voir projetés simultanément au Musée d’Art Contemporain de San Francisco. Cette
œuvre pensée pour l’exposition en salle carrée n’est visible qu’en projection voire difusion vidéo avec le leurre du
son de projecteur cinéma - voire en fragment et diversement compressée sur le réseau... et ce sont ces / ses traces
qui sont la matrice de cette vidéo : le jeune homme qui peint son buste est Nauman, qui exécuta ainsi diverses
performances qu’il qualifait de représentations, devant sa caméra.
Simone Dompeyre


Theodore USHEV, Nightingales in December, 3min (BONOBO, Bulg.)
Le flm qui point ; Rossignols en Décembre renverse toutes les
attentes et son incipit en joue. Jamais de tels oiseaux et a fortiori
le chant mélodieux dont ils sont réputés, n’habitent l’espace.
Les seuls volatiles sont des monstres humains à bec pointu
qui gesticulent pour se déplacer ou bien sont réduits à l’état de
squelettes amassés jusqu’à saturer le sol.
La pénombre est le mode de lumière de cet univers de ténèbres
et de sang. Seul un enfant resplendit, la luminosité reconnaît sa
beauté à travers le noir. D’entrée, son visage couché, en position
inhabituelle en incipit, adresse un regard, intimant de le suivre.
Ce regard découvre, derrière une vitre, un monde d’autant plus
inattendu que la maison dans laquelle il regarde, s’élargit pour
devenir lieu de tortures, d’assassinats, camps de concentration.
L’espace de Ushev en gris et noir compose un réceptacle de l’ignominie mais il alterne échappées sinon accalmies :
train, lignes électriques, tunnel. Quand la profondeur du champ ofre une perspective où l’on penserait pouvoir fuir,
les trains ont aussi conduit à de tels lieux de barbarie.
Cet espace alterne plus précisément avec l’enfant, dont les gros plans en couleur dessinent un portrait sans
déformation et fascinant; ses yeux poursuivant leur demande d’accepter son témoignage.
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