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Kamil GUENATRI - La Terrasse


L’éclatement narcissique
Notre performance, que nous appelons poésie d’action ou poésie de situation, ou piège à infini,
est issue d’un poème de la pensée. Elle est dénonciation, grammaire insurgée, philosophie sans verbe,
témoignage, danger, énergie, exploration de l’inconnu. Elle n’est surtout pas le cabaret, n’en déplaise à
Hugo Ball et à son magnifique café Voltaire de Zurich. Notre poésie est le sabbat ou l’émeute et la machi-
ne à Gorgone. Elle n’est pas cette bouche que certains confondent avec l’oralité. La poésie que nous
aimons est si dangereuse qu’on ne la répète pas.
Le poète de situation ou d’action risque son invention dans chaque espace. Si cette poésie
appartient au théâtre elle en est sa fille la plus pure, celle de la cruauté. D’Artaud en passant par Diogène,
la lanterne éclaire la lumière du jour comme un soleil noir. A l’heure où le concept de performance est
galvaudé et réduit à des gesticulations approximatives, Kamil Guenatri retrouve les fondements de la
poésie d’action rituelle. L’exemplarité de son corps-critique est un lieu d’observation privilégié de notre
société dans l’espace commun des habitudes de déplacement. C’est par notre blessure que nous devons
passer pour inventer le monde et témoigner de lui. Hegel disait que l’homme n’est rien d’autre que la série
de ses actes. Les actes de Kamil Guenatri transforment ainsi notre humanité.
Kamil Guenatri est aussi un écrivain, une littérature, une conjugaison de verbes stratégiques. Le
bistouri de Debord, la folie d’Artaud, le Tout-possible de Michaux, la Commune de Vaneigem et la volonté
de Nietzche sont ses rendez-vous amoureux.
Il publie des nouvelles dans des recueils collectifs et travaille actuellement à l’imminente édition de son
premier ouvrage littéraire. Un « objet-livre » expérimental, mélimélo de poèmes, nouvelles, flyers, cartes
postales et affiches détournées ; des pages blanches, des cadavres exquis, des images, de l'ecriture
vivante et automatique... Ecrit dans un mode journalier et avec un désir exalté de sublimer la banalité
quotidienne, on peut vivre dans ce livre comme à la maison ; en le regardant, l’écoutant, lui parlant, le
mangeant, le gribouillant, le brûlant, le découpant en petits bouts, l’aimant ou le haïssant ou alors plus
communément en le lisant.
J’ai rencontré Kamil au Quartier général, c’est ainsi que certains appellent encore mon cours à
l’université, il y a quelques années. Déjà ,il pratiquait des traçages dans les lieux publics, supermarchés,
médiathèques, salons. Avec son fauteuil et la baguette qu’il serre entre deux doigts, il inscrivait sa langue
sur les murs. Attaque symbolique de magasins et des espaces consuméristes, créations de situations de
gaîté, d’agit-prop anonyme, parodie de cérémonies religieuses, intelligence de nomination comme celle de
son pseudonyme «la terrasse», ce lieu inaccessible pour lui. Kamil Guenatri signe le monde.
C’est dans ce contexte que je caractérisais le travail de Kamil de terroriste symbolique. Il avait déjà pris
son nom de situation : La Terrasse. Très vite nous devînmes complices et je lui proposais d’intégrer le
mouvement que nous venions de créer: Le Nuage en pantalon, mouvement des arts intranquilles. Ainsi il
participa au Rassemblement contre l’expulsion honteuse des Tsiganes de France. A cette occasion, je
demandais pour la première fois à Michel Raji de danser avec lui.
Chaque lundi, Kamil Guenatri traverse la Cave poésie de Toulouse au milieu de son Chariot d’ourse, tel
une étoile polaire.
Comment la vie est un art. Comment elle est une pensée critique et philosophique. Comment
réaliser l’impossible à partir du néant : Kamil est un astrophysicien qui a résolu les problèmes de la
pensée de l’Univers.
Kamil est un exemple extrême de la distanciation brechtienne. En effet paradoxalement, dans la
monstration et l’utilisation de son corps il convoque l’inconnu à la frontière de l’esthétique et du politique.
Sa présence extrême au monde ouvre un espace questionnant tout l’art contemporain du mouvement. Sa
façon de démonter l’espace qui l’entoure participe à la création de nouveaux objets, chaque chose
acquérant une identité subversive, créée par la nouvelle façon de sa fonction.








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