Page 146 - catalogue 2017
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Installations 11. Abattoirs


La Cène de Léonard de Vinci qui, peinte a tempera de 1494 à 1498, copiée dès 1503 par Bramantino… est devenue
un puits à modèles à travers les styles et les âges jusqu’à Dali, mais aussi motif de photographies, de romans jusque
dans Da Vinci Code… de flms, souvent iconoclastes comme le Viridiana de Buñuel où des mendiants prennent lors
d’une orgie les attitudes des apôtres...
Victor Sydorenko ne s’en tient pas à une citation savante. Il emprunte à La Cène, sa structure avec perspective
marquée, pour la composition de son plan vidéo mais il en refuse la relation du groupe. En outre, il superpose sa
propre version à la manière de la peinture, avec des efets d’usure, en écho à l’état de la peinture originelle, au
réfectoire du couvent Santa Maria delle Grazie à Milan, dont le pigment soufrit, très tôt, à cause de l’enduit sensible
à l’humidité employé par Léonard, parce que la première restauration l’abîma avec un produit corrosif, parce que
des moisissures l’envahirent après le bombardement de 1943 qui détruisit le toit protecteur et à cause de repeints
successifs…
Le projet n’est ainsi pas un simple hommage ni une variation virtuose par un autre médium ; qu’il repense cette
peinture - dont l’originel, plus que retouché, réveille l’aporie du Bateau de Thésée*- qu’il opte pour cette peinture -
dont le programme est l’afrmation par Jésus qu’il se sait trahi par un des apôtres attablés - rejoint une préoccupation
fondatrice de Victor Sydorenko, en ce qui concerne l’image en tant que telle, ses pouvoirs, ses fonctions.
En efet, outre la source connue, savante et picturale et christique, une photographie amateur et anonyme de
l’époque soviétique, inconnue de nous, s’impose beaucoup plus directement, comme fondement. Elle assemble
non des apôtres ni des saints mais des jeunes hommes à la gestuelle et à l’attitude foncièrement diférentes.
Ils n’encadrent pas de Christ et chacun duplique un modèle fort loin de la sacralité, celui de l’égalité imposée par
le régime totalitaire, buste nu, crâne quasiment rasé, caleçon de toile blanche dont l’œuvre de Victor Sydorenko
vêt ses fgures peintes, photographiées, flmées et sculptées, avec le symétrique short boufant pour les jeunes
femmes.
Ces corps jeunes se ressemblent et ressemblent à l’esthétique soviétique, néanmoins leur faible musculature ne
correspond pas à l’image de l’homme producteur. Plus éloigné encore de La Cène, les deux hommes attachés à
leur instrument, produisent un mouvement de balancier entre exercice de gymnastique, crucifxion ou torture venue
des Enfers médiévaux mais ce, impassibles, sans paraître en être afectés. Les autres meulent du grain dont ne sort
aucune farine, pas de promesse d’un pain à bénir. Chacun à côté de l’autre, tourne comme indiférent à ce qui a
lieu, réunion comme activité, même si, quand le plan d’espace s’approche en plan rapproché épaule des hommes,
il capte parfois un regard échappé, qui déborde la fxité et parfois encore, se lève vers un ailleurs fugitivement. Ainsi
du dernier visage.
La Cène léonardienne, souvent lue comme l’institution de l’Eucharistie et comme l’afrmation simultanée du Christ
à ses disciples, que l’un d’eux le livrera, déploie une variation dans la description des mimiques et gestes du groupe
et par là, elle devient une exposition des « mouvements de l’âme » de chacun alors qu’il entend cette sidérante
afrmation. Ironie de l’histoire, la photographie retrouvée par Victor Sydorenko, concerne un groupe inscrit par la
«thérapie par le travail» instituée par l’URSS, jeunes hommes enfermés en maison de correction où ils obéissent à
une même occupation avec un même visage, hormis un changement fnal de visage quand marqueur du temps
passé, le jeune homme centralisé de la nouvelle cène, prend les traits plus mûrs - ceux de l’artiste lui-même.
Ces hommes font corps avec les appareils, outils d’un autre âge ou hors d’âge, hors temps. Le titre Millstones of
time / Meules du temps attire diverses voies de lecture ainsi que la proposition « everyone grinds his own ». A la
simple traduction de Grinds par « broyage », s’agglutine sa lecture comme métaphore, la moulure devenant une
parabole à niveaux multiples.
Outre l’indiférence des hommes obligés de vivre ensemble mais toujours déjà séparés qu’ils soient amis ou ennemis,
traîtres ou trahis, ce texte, placé en vigile, ouvre une autre lecture à ces Cène(s) : Judas est-il celui qui vend ou est-il
celui qui aide le Fils à accomplir sa mission ? Question à poser devant cette assemblée de jeunes hommes dont au
moins le comportement et l’apparence obéissent à la raison d’Etat.
Cela n’eface pas que le grain à moudre est déclaré celui du temps : Millstones of time, ni que la « version peinture »
ait un efet d’usure ce qui lie expressément la preuve du temps et l’œuvre d’art, faite de la main d’un homme, ce
qui atteste la réalité fondamentale, celle de l’œuvre d’art.
L’œuvre ouvre à ces diverses lectures du Temps.
Temps de l’éternel retour sans croyance en une révélation - premier sens d’apocalypse - de fn des temps.
Temps insane, répétitif, non productif malgré les plans et les machines.
Temps sans fn routinier qui écrase la pensée, qui enferme.
ET temps de l’art. Temps qui détruit le médium, puisque des efets de stries connotent la pellicule, puisque le
« tableau » est atteint MAIS ceci avère une création nouvelle.
Temps de la pensée : L’œuvre fait un travail d’historien, par la subtile inversion des attentes. Une photographie
dite mémorielle entrelacée au souvenir d’un tableau dans un mouvement cinématographique qui conjure l’image
fxe tout en adoptant le schéma de la mémoire : une image s’eface en laissant une trace sufsante pour que la
suivante se dise, se lise.
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