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VIDÉOS ET FILMS D’ICI ET D’AILLEURS

              Rien ne demeure ni la camionnette ici, ni le visage d’un homme ni le groupe là. Seul émerge, ironique,
un bouddha, très centralisé dans le champ, mais lui-même est flou et flotte dans un non-lieu. Rien n’est épargné ni
le genre - des fragments de fiction sont égratignés - ni le spectateur dont l’appétence vers les histoires est quelque
peu moquée - un homme tient une lampe et si dans la diégèse, il s’enfoncerait dans une cave, dans Analogia, il
s’enfonce dans le noir de la non-image qui envahit le champ, et si le cri de douleur est perceptible, c’est sans image
correspondante et suivi d’une bribe de dialogue « vous vous trompez de personne ».
La déconstruction concerne aussi le son avec la même distanciation, puisque l’inscription manuscrite « Audio » sur
un support blanc, synecdoque du sonore, subit les mêmes perturbations, stries, faux plissage du papier, flou, effet de
gonflage / dégonflage… pourtant une voix est épargnée, La Voix de Godard développant ses aphorismes et justifiant
d’une autre manière le titre, en pratiquant lui-même l’analogie – au sens scientifique et philosophique. L’analogie
qui implique l’égalité du rapport qui unit deux à deux les termes de plusieurs couples; la base du mot « logos » est
ainsi réveillée, avec le grec analogos : ramenant au proportionnel. Mathématiciens et philosophes l’employaient pour
désigner la proportion arithmétique - organisatrice du Cosmos, et comme schème de pensée en quatre termes.
Platon distingue ainsi la pensée de la doxa : Images / Objets réels = Opinion / Science. Godard y lance la métaphore
filée entre le cinéma et ses enfants, distinguant le cinéma / la vidéo = art/culture. La vidéo / cinéma = esthétique et
technique / philosophie.

              Analogia l’entend mais en faisant rendre à la vidéo tout ce qu’elle peut du cinéma par la bande, en
adoptant les pratiques expérimentales qui l’ont précédée.

                         Il ne s’agit pas garde l’amour du cinéma par son option du footage, mêlant à souhait des photogrammes
           très divers. Des lieux sans lien : des arches et des routes, des ponts et des fusées; des motifs de genres : premier
           cinéma aux gestes expressifs des femmes et baiser appuyé ou femme cernée par le faisceau lumineux en douche
           circulaire, Cerbère du péplum, planète et astronautes de la science-fiction, morgue et autopsie et orteil attaché pour
           l’horreur, serpent rajouté à une main armé d’un colt, et une France Gall voltigeant sans fond, et ces modèles nues
           des photos justifiées par l’artistique, au début du XXème siècle et qui subissent ici des déformations à la Kertész.
           S’en détache un plan plus indistinct, réitéré par deux fois, d’un joueur de lyre; il ramène au point focal : Orphée. En
           effet, la tessiture et l’échange des seules voix entendues - Casarès et Marais - éveillent notre mémoire cinéphile.

                         L’écho en est complexe parce que Il ne s’agit pas, se lie amoureusement à la musique de Semper
           Eadem, malgré la distance suggérée par son titre, voire l’oxymore : le refus de reconnaître une identité d’un référent
           non désigné et la traduction Toujours la Même. Cela se lit, sous l’égide non dite de Magritte, comme le « ceci n’est
           pas une pipe » : ceci est un film tissant des fragments de films tournés ailleurs, par d’autres en entrelacs avec Or-
           phée et Semper Eadem. Ce titre d’un poème de Charles Baudelaire a été lui-même pris comme pseudonyme par
           David Vallée, dès sa première parution en cassette en 1995 : « In Remembrance / En souvenir » approchait le projet
           d’un entre-deux onirique, interstice spatial, à nouveau entonné, par l’album plus récent Symphonies Irrationnelles,
           qui, guidé par le spectre de l’Orphée de Cocteau, vogue lui aussi entre éveil et rêve.

                         C’est cet Orphée que la vidéo de Samuel Bester retient comme fondement sonore, qui orchestre l’écho
           de la frappe lointaine du piano, le lamento du violon, et ces voix tues. Il en garde la trace de la femme « toujours la
           même » - si l’on traduit l’amour du latin de Baudelaire pour ses titres - et les vers que lui adresse la fin du poème :

              La Mort nous tient souvent par des liens subtils.
              Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge,
              Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
              Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils !

16 C I N É M A E X P É R I M E N T A L - A R T V I D É O - M O N O B A N D E S

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