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Sandrine RODRIGUES


Absolitude
Peau après peau, les vêtements enfilés les uns sur les autres dans la chambre donnent à Morgan un air
de bonhomme Michelin. Matriochka excédée au dehors et pleine de nihil. Les couches de cette momie
emboitée dans ses multiples sarcophages, au bord du fou-rire (entre folie et rire), on pourrait les retirer une
à une comme on épluche un oignon. Se rapprochant du cœur par palier, on aurait sans doute les yeux qui
piquent de plus en plus.
Dans la cuisine, c’est aussi la jubilation ou la colère d’un jet de tomates, quasi-dionysiaque, libation et
libération. Comme on en a toutes rêvé de conspuer les placards, de faire saigner la brillance des meubles,
tellement propres que l’on peut se voir dedans ! Les céréales pleuvent, au sol le corps se roule dans la
fange, ou alors s’extirpe du liquide amniotique.
La cuisine, lieu d’origine et de régression, se déplace dans la douche : sous la caresse animale de
spaghettis bruns qui serpentent entre les grains de beauté, le corps semble s’apaiser. On croquerait
volontiers dans cette peau de vache redevenue tendre. On pêcherait.
Tout se mélange dans des tableaux et chapitres pourtant bien ordonnés, temps, fonctions, espèces & espa-
ces : inutile de rappeler que Sandrine Rodrigues est aussi une fervente lectrice de Georges Perec !
Il y a le rasage de la femme à barbe : l’alter ego dans le miroir n’est finalement pas l’autre, seulement l’ego
déguisé. Nous avons toutes un jour rasé (ou voulu raser) notre homme, ou, comme Sophie Calle, rêvé de
le faire pisser. Nous nous sommes toutes, comme un homme, seules devant la glace, prises au jeu de
l’imitation : « you fucked my wife ? »
Nous avons toutes dansé, seules, robe à pois ou pas, sur le tube de l’été, comme des écervelées, pieds
nus. Lâchage complet.

Enfant, je lisais dans les toilettes, des heures durant (j’imagine que d’autres l’ont fait) jusqu’à ce que
quelqu’un tambourine à la porte et réclame la place. Je sortais après avoir caché le livre dont les coins
proéminents, sous mon pull, me trahissaient.
Personne ne frappera à la porte de cette femme seule, absolument seule, enfermée dans ses toilettes. Elle
n’a ni compte à rendre ni livre à cacher. Elle peut rester des heures dans cette pièce exiguë et haute de
plafond. Elle peut bien y tenir un siège. Alors, elle se hisse de plus en plus haut en appui, en rappel, les
murs la tiennent. Elle a le temps d’explorer cet espace, de l’épuiser. Elle y dompte même son vertige.
Voilà bien le talent de Sandrine Rodrigues : faire d’un lieu aussi peu poétique, vulgairement parlant les
chiottes, un instant de contemplation, de prise de hauteur et de risque, une mise à distance – presque, un
lâcher prise.
Et ici-même, dans le plus petit et le plus ingrat recoin de l’appartement (que j’avais appelé lors de ma
propre résidence « îlot de solitude ») elle parvient à installer, dans l’absolitude, un phare.

Frédérique Metzger, janvier 2012























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