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Léandre BERNARD-BRUNEL


Ogres, les Fauves de Farafangan
Dans un parc à l’abandon abritant
autrefois une exposition coloniale, des gar-
diens invisibles s’inquiètent d’une odeur
étrange. Des bruits courent dans cette fausse
végétation tropicale. Des grognements, des
soupires, des voix résonnent dans les murs
des anciens pavillons de foire. Une nourrice
malgache, la ramatou, et un chauffeur,
« nègre bohème » commentent le départ des
maîtres, dans un colloque sentimental où se
mêlent ironie et vraie-fausse mélancolie.
Au mois d’avril 1902, Marcel Poulot, le père de mon arrière grand-père maternel s’installait à
Farafangan, petit village de province à Madagascar, pour y monter une affaire d’exportation de coton. Il y
resta trente-cinq ans. C’est un petit grain dans l’histoire coloniale.
Cinq ans plus tard, en métropole, dans le bois de Vincennes, on inaugurait une exposition
coloniale au sein d’un lieu baptisé aujourd’hui Jardin Tropical de la ville de Paris.
Pavillon exotique, reconstitution folklorique, danses et concerts sous couvert de curiosité ethnologique,
zoo humain même, les responsables politiques multipliaient ce genre d’événements afin de promouvoir les
lointaines colonies. L’exposition coloniale du bois de Vincennes est un événement parmi beaucoup
d’autres en France ou en Europe.
Il y a deux ans, lors d’une recherche photographique sur les tropismes coloniaux, je découvrais
les vestiges du Jardin Tropical : un pavillon du Congo calciné par un incendie, un pavillon Indo-chinois en
restauration, une serre du Dahomey à l’abandon, une buvette de la Réunion emplie de mauvaises herbes,
une végétation tropicale en décomposition... L’endroit était suffisamment dérangeant pour y faire naître
une fiction. Je lui ai laissé le temps de naître.
En 2010, je finissais un court-métrage intitulé Paysages Ventriloques. Il s’agissait d’un objet situé
entre une fiction radio, une matière documentaire et un film d’ombres. Le film était tourné en Inde du Nord,
mais rien ne mentionnait cette localisation. Je voulais construire un récit sur un tropisme abstrait. Je jouais
les deux voix perdues dans le paysage.
Ogres se situe comme le revers de Paysages Ventriloques. Le film reprend le même procédé de
brouillage entre la matière documentaire et la densité de la fiction, ainsi que les voix aux deux tessitures
jouées par moi. Mais cette fois plutôt que de partir d’une expérience vécue, je passe ici par l’Histoire. Celle
de ma famille et aussi celle - collective - d’un lieu comme le Jardin Tropical.
Je pars d’un fait historique pour la situer dans une histoire intime, habitée, en jouant sur le brouillage des
tons. Le texte s’est nourri de témoignages et de toute une iconographie autour de l’imaginaire colonial et
de ses fantasmes.
Ogres mêle prises de vue du Jardin Tropical de la ville de Paris, photographies familiales de mes
ancêtres à Madagascar et scénographie reconstituée d’une foire coloniale fantasmatique. Le film
fonctionne par l’entrelacement de ces trois espaces.
J’ai voulu que le montage s’opère comme une tentative vaine de réactivation d’images mortes.
C’est un cinéma de réanimation que je propose par un jeu de superpositions, de calques, de mouvements
de caméra sur un paysage fixe, de collage, de flick-film et de voix qui viennent perturber des archives sans
vie. Le temps du film, les choses renaissaient, comme maintenues en mouvement artificiellement, avant
de s’éteindre à nouveau. Là est l’ironie.
Je conçois Ogres comme un jardin déchu de l’imaginaire colonial, un spectacle hoquetant de
foire fantasmagorique. Un film sur le rire des fantômes.
Léandre BERNARD-BRUNEL



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