Page 77 - catalogue_2013
P. 77
David FINKELSTEIN & Sabine VON DER TANN
Ce néant effroyable
Je crois fermement que lorsque qu’on opte pour l’improvisation théâtrale, la scène ne réside pas
dans les mots émis, car c’est la structure sous-jacente qui la constitue réellement, c’est le flux continu
d’émotions et d’énergie. Une telle distinction s’impose pour aborder mon travail.
Quand je travaille avec des élèves débutants, je leur fais toujours jouer des scènes sans
paroles, ou seulement avec des sons dans une sorte de charabia, avant de les autoriser à la jouer avec de
vrais mots. La méthode vise à ce qu’ils puissent percevoir que la trame est un flux d’énergie continu,
d’émotions et de musicalité qui circule en dessous du niveau des mots.
Puisque mon groupe travaille sous une forme abstraite, il conceptualise ce flux par une structure musica-
le, mais la même idée peut s’appliquer pour une scène narrative avec des personnages.
C’est comme si la scène existait déjà sous une forme parfaite et que le travail d’acteur consistait
à la découvrir en la ressentant. La ligne vocale des acteurs devient l’outil nécessaire pour ressentir chaque
moment du flux de cette scène, puisqu’elle suit, tout au long, une ligne continue de sons et de silences.
Les silences font partie de la ligne musicale d’une partition tout autant que les notes elles-mêmes. Cela
induit à comprendre les lignes vocales comme un mode d’expérimentation de chaque moment du flux,
autrement dit : la voix n’est pas seulement un moyen d’exprimer la scène, de la communiquer, ni un moyen
d’en comprendre le sens ni de l’expliquer au public, c’est d’abord le moyen pour l’acteur de ressentir le flux.
En tant qu’acteur, il doit employer la partie “vocalisée” et les silences de sa ligne vocale chaque fois
qu’elle permet de ressentir le plus.
Lorsqu’il s’entraîne à jouer une scène avec des sons non-verbaux l’acteur, en général, sait
pertinemment quels mots il dirait si je lui permettais d’y avoir recours. Ce n’est pas un problème. À ce
moment-là, je demande seulement à mes élèves de prononcer ces mots mais de manière vague, de ne
pas les énoncer complètement, de ne pas les transformer en mots parfaitement articulés mais de laisser
sortir les sons de manière indistincte et confuse. Cet exercice entraîne l’élève à vérifier qu’il est connecté
au flux émotionnel/musical qui se trouve en-deçà des mots, et qu’il n’est pas dans la logique de “ce dont il
parle”, ou dans les idées qu’il se fait de la scène ou même dans la représentation visuelle qu’il s’en fait.
Lors de l’étape suivante, l’élève est autorisé à prononcer de vrais mots, à certains moments de
la scène tout en continuant à émettre des sons non-verbaux le reste du temps. Quand il dit des mots,
l’élève les considérera comme un outil pour ressentir le flux d’émotions/musicalité.
Dans cet exercice, que les mots aient du sens ou pas, qu’ils soient intéressants ou ennuyeux, si l’acteur
pense que ce qu’il dit est “stupide” ou “merveilleux”, si les phrases sont cohérentes ou des fragments
inintelligibles, si les mots décrivent réellement quelque chose qui se passe dans l’esprit de l’acteur ou pas,
si les mots ont un rapport avec quelque chose qu’un autre acteur a déjà dit, n’importent pas, puisque le but
reste celui de “ressentir le flux de la scène aussi pleinement que possible à tout moment”.
78 Performances - Histoire(s)