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Joana FERREIRA
Toucher, Toulouse
Je travaille les mots, mais ne les maîtrise pas. Ils me surpassent. Quelquefois même, ils m’écrasent. Je tente
alors de les étudier. Étudier leur pouvoir, leur transmission, la façon dont ils sont manipulés, utilisés, par qui ou pour qui ? Je me
demande, si ce ne sont pas les mots qui ont plongé le monde dans une sorte de léthargie immuable ? Ou au contraire sont-ce eux
qui nous réveilleront ? Je cherche.
Je travaille aussi sur le corps. La perception qu’on en a, les connotations qu’il porte. Mon propre corps me fait peur.
Je tente de l’apprivoiser, le confronter, l’accepter … Il devrait être une partie intégrante de moi. Mais pourtant. Il porte bien plus
que ce que je lui en demande. Il est indépendant de ma volonté. Du coup je me questionne, et je questionne le monde : pourquoi ?
J’aime créer des liens avec les gens. Parce qu’on est humains. On est semblables. Et que c’est nécessaire de ne pas nous ignorer.
Dans cette performance j’intègre toutes ces notions pour poser une question : « Qu’est-ce qui vous touche ? » Et par là, on peut
entendre ce qui révolte, ce qui émeut, ce qui procure un sentiment particulier. Ensemble on créera une poésie aléatoire. Une poésie
qui peut se lire de mille façons différentes. Une poésie qui touche. « Ce qui te touche me touche ».
Ces mots furent dits avant la performance - une de celles qui peuvent se répéter car Joana s’y lance dans
l’expectative, son action requiert totalement l’acte de l’autre, plus précisément l’écriture de l’autre sur son corps; elle y est
un cahier ouvert. Son corps y devient pages à remplir sans lignes à suivre, mais avec la gageure des formes corporelles
où inscrire les mots avant de les dire. Un texte impromptu écrit par la réunion de plusieurs mains… l’incertitude du choix
du mot, de la proximité de celui-ci avec celui-là, la variété des graphies: c’est rejoindre le principe d’incertitude mallarméen,
pourtant ce coup de dés n’a de mallarméen que cette recherche d’inventer différemment à écrire et l’espoir du texte car
le corps ici déborde l’absence, il ne s’annule pas, il est joyeux. Demeure l’écho, pourtant, d’une proposition du « Coup de
Dés» dont les majuscules résistent aux mots alentours, naufrageurs : RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU. Joana inscrit
son corps dans un lieu marqué, en attente, lors d’un vernissage d’un public fort nombreux, pour que celui-ci y écrive ce qui
pourrait s’apparenter au poème, quand, d’aventure, quelqu’un se lance dans la lecture de mots qu’il réunit en les oralisant.
Le corps - texte navigue en terre inconnue parmi des inconnus mais spontanéité et audace conduisent
la performeuse, tendant le feutre à celle perplexe, ou à celui gêné, ou à celui adolescent demandant des explications
avant lui de n’oser pas écrire. Le mot entraînant le mot, les scripteurs se suivent ou tracent les termes simultané-
ment… parfois avec des débuts de conversation : « ça change tout ce que j’ai écrit / Ce n’est pas grave »; l’un à
genoux marquant le pied, l’autre se permettant d’écrire sur les cheveux, un troisième lisant avant d’opter pour sa
contribution et les sous-vêtements couleur chair ne restent pas longtemps indemnes ou un autre invite à chercher :
« quelqu’un a dessiné un cheval » ou il invite : « dessine-le encore ». Des échos se font entre signes : petits soleils,
étoiles, fleurettes ou cœur des marges de cahier. Se font entre mots «vie, live, love», la date. Et dans le jeu, tel signe
un CHANEL, tel autre « laine » trop petit pour couvrir le corps quand d’autres jouent sur l’homophonie : « home ô
plate » sur la zone adéquate de même que « mots laids » auxquels réagit « beaux mots ». Et qui traduira la langue
arabe sur le ventre de la jeune fille et cet étrange KRASA, on en reste à la trace. Des appréciations considèrent la
performeuse qui assume le désir qu’elle peut produire sans y répondre : « adorable tout compte fait », « vous voir
est un délice » et autre « pas touche », ou elles adhèrent à la position féministe : « libre, audace, militante, bonne
chance » autant qu’au projet de texte, « concept ou page blanche ». La proposition induit des commentaires sur
l’implication de Joana puisque souvent les déclarations dépassent la contrainte donnée : écrire le mot qui choque et
le mot préféré en phrase alors la glose de la performance s’avère conduite par… la performeuse.
Le plaisir différent du mot à écrire sur le corps, la démarche de la graphie ont fait un instant oublier la photographie
à prendre; on écrit sur le corps, on ne le prend pas en photo, plus on signale ce regard comme la seule nécessité :
« vous voir ». Simone DOMPEYRE
Photo : Roberto ALVAREZ Photo : Sofie OLLEVAL
GALERIE CONCHA DE NAZELLE
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