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Frédéric de MANASSEIN
Regarde où tu marches (parcourir la nature, c'est déjà l'interpréter)
Pourquoi écrire quand c’est de sensitif dont il s’agit, de la sensitivité de l’eau, des pierres et des
nuages ? parce qu’elle, cette sensitivité perle d’intelligence sans forfanterie avec les mots, y compris des
mots - phrases - images comme celle du petit lézard aspirant le filet d’eau ou celle du bâton de marche qui,
quoiqu’abandonné au ruisseau, continue son tracé invisible ainsi qu’un compas.
Le tissage du film greffe le questionnement du sens au cheminement du pas. Au « Pourquoi des
poètes ? » du philosophe succède ce « Pourquoi des artistes ? ». On sait tous l’emprunt philosophique
heideggérien y compris jusqu’au terme de Holzwege, des chemins de Rilke, dont deux strophes exem-
plairement précédent la démarche – à lire dans sa polysémie- de Frédéric de Manassein:
Chemins qui ne mènent nulle part
Entre deux prés,
Que l’on dirait avec art
De leurs buts détournés,
Chemins qui souvent n’ont
Devant eux rien d’autre en face
Que le pur espace
Et la saison
Le film pense que la métaphore est susceptible du sens et que la marche de l’homme, Frédéric
de Manassein est la marche du film.
Certes, la question et la critique négative que le philosophe allemand portait en Rilke, sont annulés ici ; la
raison d’être de l’écriture n’est pas un temps de détresse, au contraire, il se joue sur le rappel heureux et
politique de l’accord des congés payés de 1936 et chante cette insouciance qui fait goûter le rapport au
monde loin de l’inquiétude métaphysique.
Le chemin ne mène pas à un point précis faute de détermination mais parce que la déambula-
tion, la topographie entraînent là ou là. D’autant plus que le film invente son lieu, deux plans réunissent
deux endroits, un lieu quitté est retrouvé après éloignement. Le pied s’essuie à un paillasson, le pied
s’essuie à un tapis de douche ; une flaque dans une ornière devient grande mare en gros plan avant une
analogie avec le bord de mer grâce à un plan d’ensemble. Le film organise aussi son temps : une même
position assise deux plans celui du soleil d’été, celui de la neige d’hiver. Frédéric de Manassein part en
marche et il fait film de cette avancée.
Il sait que son territoire est filmique, ce n’est pas pour rien qu’il se place sous l’égide de JLG - appellation
des fidèles du premier cercle de Jean-Luc Godard - et qu’il en rappelle l’écriture par vapeur d’avion dans
le ciel bleu, celle par exemple qui inaugure Passion, d’autant que des pointillés s’y tracent au feutre comme
attestation que ceci est image.
Le cinéaste est le passant, le piéton de la nature- hospitalière - qu’il sait où trouver intacte, sans naïveté
puisque celle-ci est précisément jouée : une coccinelle quasiment donnée comme animal totémique, en
incipit, se dandine sur une feuille de papier avant de s’envoler ; plus loin, une gueule fine - de marmotte -
surgit très précisément dans le petit espace laissé entre deux branches voire le bonnet à pompon du
cinéaste s’anime derrière une butte à l’instar d’un de ces petits animaux sauvages, le lézard est convoqué
par un filet d’eau jeté sur les rochers.
Ses gestes et sa posture sont simples, il habite les lieux comme sa maison – en invitation subreptice à cet
autre poète convoqué, Hölderlin qui pense que « L'homme habite en poète ». Une poésie en prose, sans
emphase, celle du parti pris des éléments, où dire le mot est acte. Faire le geste écho au mot est acte.
Simples mais pensant aussi, le méta-filmique détache le film d’une simple promenade écologique au bon
parfum des plantes. Les questions se posent sur le mot « parcours » qui y reçoit diverses acceptions,
« j’observe les interstices de la marche » et cela sur le geste du laçage des chaussures.
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