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                              Estelle VERNAY

                             En effet, on se gardera de la mention aussi fréquente que fautive « il nous regarde/ le regard
                 vers le spectateur »… sans même entrer dans la correction premier degré rappelant que c’est l’objectif qui
                 est regardé par l’acteur, on évitera de confondre hors-champ et hors-cadre.

                            Ce regard adressé importe car il signale un cinéma plus réflexif, avec un projet d’invitation à pren-
                 dre position, à ne pas se contenter de consommer une histoire. LE plan - ou les deux plans - de Monika de
                 Bergman, de 1953, que Godard a qualifié de « plus triste de l'histoire du cinéma », le regard de la très jeune
                 femme, qui a abandonné bébé et mari, n’est pas motivé par sa discussion avec son jeune amant, puisque
                 celui-là est placé de l’autre côté de la table du bar où elle vient d’aller glisser une pièce au juke-box, pas
                 plus que ne l’est celui où assise sur son lit, elle tourne la tête.

                            L’explicit de Les 400 coups, de Truffaut, en 1959, provoqua, un même bouleversant appel au
                 point de vue : le jeune adolescent ayant couru jusqu’à la mer qu’il n’avait jamais vue, s’est enfui de la mai-
                 son de redressement. Le dernier plan en un zoom s’avance jusqu’à son regard pointé.

                            Le réveil de l’illusion n’est, dès lors, plus si rare et il décline les humeurs. L’emblématique
                 regard dans Pierrot le fou de Ferdinand alors que conduisant, il se tourne, commentant les désirs de sa
                 compagne Marianne : « Voyez, elle ne pense qu'à rigoler ! » Elle : « A qui tu parles ? » Lui : « Aux specta-
                 teurs ! »- brise l’espace confortable de la fiction fermée et provoque le retour réflexif sur le film se faisant.

                            Cependant s’il déconstruit la fiction, il ne l’efface pas, et paradoxalement de tels interstices cons-
                 truisent les personnages. De fréquentes apostrophes trouent les films de Woody Allen cherchant un avis à
                 ses préoccupations souvent amoureuses et elles répondent à son écriture même et à sa méthode de cons-
                 truction de son personnage, ne s’éloignant jamais de discours psychanalytiques ; plus près encore, en
                 2006, Christophe Honoré ne résiste pas à précéder l’histoire même de Jonathan - un jeune dandy détaché
                 des manières sociales habituelles- par un préambule, où celui-là se détache du balcon et « Non, non, vous
                 ne vous trompez pas, il s’agit bien d’une apostrophe » ; l’incipit est clair sur le style du film dans la lignée
                 des amoureux de la langue et son propos de pratique différentielle d’un cinéma pensant.

                            Ce qui fut l’interdiction du cinéma cherchant à s’assurer un domaine gardé est devenu l’un des
                 lieux de sa liberté d’écriture.

                                                                                           Simone Dompeyre

                        * Le Code Hays au début des années 1930 jusqu’à la fin des années 1960 non seulement exclut:
                 actes violents, sexuels, techniques de meurtres ou de cambriolages, perversion, nudité, baiser sur la
                 bouche, rébellion contre le drapeau américain mais il indique des directions morales et politiques : dés-
                 approuver l’adultère, l’avortement, les amours interraciales, les sympathies pour le communisme.

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