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TRAVERSE VIDÉO AU CINÉMA UGC
Et comment empêcher le cinéphile à penser devant la Station 13 : « La Jetée », au film de Chris Marker,
où, après la dévastation du monde par la troisième guerre mondiale, l’homme désigné à cause de son endurance
aux expériences de laboratoire et de sa capacité de mémoire, et qui doit trouver le moyen de survie, saisit que le
souvenir qui le hante est celui de sa propre mort. Cette jetée-ci passe du lieu de la ville, du lieu où Simone s’avance
décidée jusqu’à son extrémité, d’où elle se penche sans que le hors champ ne se découvre… à une jetée maritime
avec phare, puis à des tables de café, puis la plage, la mer, les vagues, la marée sous les bruits du métro.
La femme, « Simone Weil » est la passante dans cette vie, sans hésitation mais sans forfanterie, elle produit une
étrange atmosphère apaisée, dont elle ne redoute pas l’issue. Elle se rend - station 14 - traversant les espaces
jusqu’aux tombes devant lesquelles elle se tient.
Arnaud Gerber s’éloigne du réalisme documenté. Tout au long de son opus, il lui préfère la matérialité
de la pellicule super 8, et les tracés de couleur, les halos, les gros plans sur le matériau de granit, l’abstraction de
bandes géométriques, la déformation des carrelages par l’eau, la goutte rayant les vitres ou les déferlantes des va-
gues, ou encore les natures mortes de matériaux de construction. Ce faisant, le film passe d’images fantomatiques
à une iconicité plus reconnaissable et c’est celle de cimetières.
D’abord, en annonce de la station à venir puis en moments marqués et en clausule ou presque – avant la dernière
respiration, station 15 sur la mer- croix et stèles funéraires occupent le champ. Le seul mouvement avant s’approche
des rangées de croix identiquement blanches d’un cimetière militaire avec le drapeau français, avec la croix de Lor-
raine et scandé des « Un souvenir français » ou « Inconnu tombé pour la France ». Le second rassemble les tombes
grises des civils, la station indépassable de l’humain, hormis par la pensée et celle en acte artistique.
Jusque-là, le film privilégiait le flou des mains accrochées aux courroies, ou posées sur une rampe, le
ralenti de groupes se croisant sur le parvis de l’Arche ou le léger accéléré, le film structurel se composant de tels
changements de rythme, jamais exubérants mais parfois portés par la Messe en Ut Mineur de Mozart. Arnaud Gerber
sait combien et comment le film peut se saisir comme musique vue, portée par la tessiture féminine ou le silence.
Le motif dont il s’empare peut être le reflet en transparence ou en miroir…l’expérimental n’y est pas
vain mais lié à cette idée de l’homme subit toujours, avançant sans pouvoir se détourner du chemin que la société lui
accorde, errant y compris dans la vacance, à la ville comme à la plage que le flou éloigne de l’image rêvée. L’homme/
ouvrier traverse l’espace toujours engoncé dans les obligations venues des décideurs, jamais visibles.
Le film se nourrit, nous nourrit des fragments de lettres d’une telle prise de conscience de la philosophe,
Simone Weil, envoyée à une de ses élèves, à son amie Albertine Thévenon, à un directeur d’usine. Elles suivent
l’apprentissage de sa douleur qui dans une langue simple, sans fioriture ni métaphore exprime ce qu’il advient à
l’ouvrier « une oppression évidemment inexorable et invincible n’engendre pas comme réaction immédiate la révolte
mais la soumission ».
Elle accuse les hommes du politique, reprochant aux théoriciens - elle cite Lénine et Trotski - de ne rien
savoir de la réalité du prolétariat pour ne s’être jamais rendus en usine. Elle taxe le politique de « sinistre rigolade ».
Sans tergiverser, elle dit la pénibilité du travail ouvrier - esclavage -, elle décrit la fabrication d’un élément devant le
four, elle revient aux douleurs et physiques - fragile, sujette aux maux de tête, elle les supporte d’autant moins - et
morales : « la pensée se rétracte ». Le film refonde son itinéraire, de l’expérience pour savoir, avec en son début
encore quelques mots de distance « cette espèce de gens », à l’analyse, matinée d’amertume, de ce que subit et
devient l’ouvrier et avant l’envolée heureuse envoyée au directeur - le mercredi 10 juin 1936 - sur « le beau moment
gréviste, (…), la délivrance indicible et sa clausule de l’inacceptabilité de la vie d’un manœuvre telle qu’elle est. » Le
visage, le seul reconnaissable et réitéré, ne figure pas un portrait mais une présence douce et nette à la fois, qui y
fonde sa nécessité.
La force picturale de la bande image qui refuse tout plan anecdotique se double de l’élan de la messe
mozartienne dont les tonalités en ut mineur et mi bémol majeur suggèrent l’alternance entre ombre et lumière; quand
la souffrance assumée par le Christ est évoquée, la gravité portée par des dissonances l’emporte, avant le silence.
Parfois les mouvements, comme autant de vagues successives, effacent l’angoisse sourde pour l’espoir, pacifiée
voire parviennent à l’exaltation… Outre la dernière dont le prénom Simone est le titre et dont un plan continu de
la mer dessine le mouvement, trois stations résument le périple de Simone Weil. La Station 1 pose, d’emblée, la
question de prise de conscience: « Où suis-je ? » - des bruits indiciels du métro, aigus et frappés accompagnent des
taches colorées mouvantes.
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