Page 48 - catalogue 2017
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Projections 4. Cinémathèque de Toulouse




Un Rohmer appréciant l’absurde, dans des plans moyens où un
corps encore adolescent se dandine maladroitement, faisant celle
qui maîtrise son discours et ce corps; ou tels autres en demi-
ensemble de cette même chanteuse, entre quatre pots de feurs
et près d’un orchestre, dont la robe courte découvre le genou
ce que décrit une voix masculine plus âgée. Cette voix ausculte
l’attitude de la jeune femme, ainsi que Rohmer appréhendait la
collectionneuse ou Claire et son genou. Elle est celle de Boris
du Boullay lui-même, commentant la chanteuse dans son rôle,
au Grand prix de l’Eurovision en une observation purement
phénoménologique « la décrivant sans aucune prévention morale,
sans aucune préoccupation sociale ou métaphysique, telle qu’elle est donnée dans l’instant ».

Le flm, par-là, suit l’égide de Levinas, réel inventeur de cette dernière réfexion. Boris du Boullay le revendique.
Toujours en voix over, et toujours sur les images de France Gall, il cite ce philosophe, Levinas, et la phénoménologie,
comme il revient à Heidegger dont on sait qu’il fut introduit en France ainsi qu’Husserl, par le premier qui s’opposa
ensuite à lui, coupable de compromission avec le national-socialisme / les nazis sans nier pour autant la force de
Sein und Zeit / L’Être et le temps, car « Le Malin peut être génial ». Plus encore, Levinas récusa les deux, au nom
de la primitivité du rapport à l’autre: le rapport à l’objet, même posé dans un retour aux données premières de la
conscience, ce rapport est déjà une intellectualisation.
Boris du Boullay fonde son flm sur cette théorie : « dans le rapport à l’autre, l’autre apparaît toujours dans sa vérité
nue de « démesurément autre », dans la nudité désarmante de son visage, et désarmante aussi parce qu’elle me
désapproprie de moi-même, de mon passé, de ma tradition. »
La fascination devant le visage sans acuité de France Gall en est preuve. Il la tresse avec des appréciations triviales
prenant le risque du frôlement avec le ridicule, tant est suspect, aujourd’hui, ce qui pense en expérimental.
Il explique comment il a cherché à comprendre sa fascination de France Gall, là et dans cet espace-là et cette robe-
là, allant jusqu’à comparer d’autres clips d’elle qui, jamais ne procurèrent un tel appel sur lui. Il se sait stupéfait mais
ne se comprend tel. Ainsi revient-il sur la chevelure trop blonde, le regard haptique, le fl (du micro) partageant le
corps, le vêtement.
Ainsi en saisit-il la vacuité et les couleurs de cette vacuité, la platitude de la voix « sans vibrato ».
Et il a beau s’emporter contre ces hommes - les spectateurs captivés - qui « la regardent avec leur bite » ; il relate
la nuit d’été où il passa la captation en boucle avant de recommencer les jours suivants. Il dit la chanteuse se
donnant à lui, comme à tous les autres, dans cette lucarne dont elle le fait captif alors qu’il thématise qu’elle n’est
porteuse que « de vie morte » puisqu’il redoute si peu l’oxymore. L’atteste le pont entre la pensée philosophique et
le portrait de la chanteuse; quand il rappelle la distinction des nudités de Levinas selon lequel le visage est la nudité
par excellence... ou cet autre entre elle, chanteuse pervertissant la langue allemande et Heidegger qui, même dans
ses écrits politiques, s’en serait gardé.

L’implicite sur l’histoire reste constant qu’il fasse allusion à la guerre ou à 68 dont il ne signale que ce qu’enregistrent
les Beatles et un décret sur le stockage des aliments. Boris du Boullay y ramène encore lorsqu’il s’autoportraiture
en creux et en bribes : origine limousine, âge; sans concession sur sa « faiblesse naturelle » - son côté Keaton, sans
rire et amoureux de la rencontre absurde.
Il explicite en une bande de Moebius vertigineuse - son flm explique ce pour quoi, pourquoi, par quoi, comment
il se fait - ce qui le fait écrire / flmer à savoir monter depuis que le numérique est le support. Il le pratique en une
structure répétitive, ralentissant telle phrase, annulant l’inanité du chant sous la glose triomphante. Le montage se
nourrit du discours sans arrêt, de l’accumulation des pistes d’approche du phénomène qu’il porte. Chemin faisant,
il apprécie le cadrage de l’opérateur de ce plateau télévisé qui laisse le juste espace au-dessus de la tête et sait
faire un cadre; même en prônant le flm écrit dont ce flm est le « quatrième chapitre », Boris du Boullay garde l’œil
aiguisé du cinéaste.
Il tisse un flm où l’intime croise l’Histoire et la chanteuse qui l’appelle par les sens ; la fction - car France Gall y est
un être composé pour et par cette chanson - provoque la pensée. Ce visage rencontré en ravissant l’autre l’entraîne
à penser en cinéma montagiste, entraîne à la liberté d’être, y compris devant une pâle chansonnette mal dite en
allemand, lors de l’Eurovision du 4 juillet 1968.
Simone Dompeyre


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