Page 83 - catalogue 2017
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1. Espace lll Croix-Baragnon Performances


Kamil GUENATRI, A walk on my bones, 30min (Tlse)

Des stèles avec une orange, un petit marteau, quelques œufs parmi
des clous, une estrade où tient tout juste un fauteuil motorisé,
dans lequel Kamil Guenatri ; seuls quelques-uns de ses doigts,
pouvant à peine bouger, augmentent une mobilité, qu’on dit par
euphémisme réduite. Pourtant son visage, son sourire irradient :
Kamil est un performeur.

Ça commence : entre Audrey Rouzies ; par le passé, elle était son
auxiliaire de vie, elle fait désormais partie du jeu. D’un mur, elle
tire un fl rouge jusqu’au fauteuil et lentement, brin par brin, en
entoure le visage de Kamil, qui, sous ce masque, toujours irradie.
Du fl rouge, Audrey passe à l’orange, qu’elle épluche et, pinçant
l’écorce, en parfume la pièce avant de clouer les épluchures sur le
mur, formant ce qui s’avère une croix. De celle-ci part le fl rouge
du commencement, qui lie cette croix au visage de Kamil, ainsi
le visage est-il concrètement connecté au symbole. Comme si
celui-ci était le prétexte nécessaire pour qu’on croie à la vie, pour
que se lancent des hypothèses : on n’est pas au spectacle tout de
même et ce n’est pas un divertissement !

Audrey découpe ensuite les fls autour de ce visage, jusqu’à former
un masque qu’elle accroche à la croix, une façon peut-être de nous
délier de nos croyances : en efet, le corps existe bien au-delà
de toute hypothèse. Pour preuve, Kamil met en mouvement son
fauteuil, descend de sa plateforme et traversant le public, en
quelque sorte le sculpte, un brin provocateur, jusqu’à parvenir à
sa croix, qu’il regarde un moment avant de s’en retourner parmi les stèles, de les bousculer jusqu’à les renverser,
aidés de ses assistants. Il s’immobilise alors, actionne encore son fauteuil, mais diféremment : son corps s’élève
ainsi d’un mètre, exposé !

Audrey prend doucement Kamil dans ses bras, elle le porte
puis le dépose à même le sol, parmi les stèles renversées avant
de le glisser difcilement, à l’intérieur de l’une d’elles. Stèles et
plateforme réarrangées occultent complètement le corps de
Kamil. Il repose ainsi dans une sorte de tombe sur laquelle Audrey
plante d’autres clous et y passant le fl rouge, forme comme des
enclos, dans chacun desquels elle verse le contenu d’un œuf.
Nous saisissons que ce sont des yeux et je repense au regard de
Kamil. Le public est manifestement ému alors que la pierre tombale
renversée, Kamil est emporté par Audrey dans les coulisses, ce qui
conclut la performance.

De prime abord, je l’avoue, il ne m’était guère facile de regarder
Kamil, sans moi-même ressentir comme une soufrance alors que je me demandais si mon regard n’était pas trop
intrusif et si tout n’était pas une exhibition. Mais mes sentiments ont changé au fur et à mesure de cette performance
dont le titre A walk on my bones / une marche sur mes os ; une marche plutôt que promenade, autre traduction
possible de walk. L’émotion se transformant, s’intensifant, j’éprouve de la tendresse pour ce corps qui gît devant
nous.
Plus tard pour comprendre ce qui m’avait bousculé, je voulus discuter avec Kamil, qui m’expliqua combien il avait
écrit et dessiné très précisément sa performance, ce à quoi je rétorquais la tendresse éprouvée… ce qu’il ne voulut
pas entendre comme hors de propos de sa performance. En efet, l’expérience de l’autre soufrant est bien plus
profonde, je la crois véritablement d’essence métaphysique, ainsi que Lévinas le commente « Dans la peine, la
douleur, dans la soufrance, nous retrouvons, à l’état de pureté, le défnitif, qui constitue la tragédie de la solitude
[...] Il y a dans la soufrance une absence de tout refuge. Elle est le fait d’être directement exposé à l’être ». 1

1 Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre
Témoignage de Fred Périé

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