Page 88 - catalogue 2017
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Performances 6. Cinéma ABC


Fred PÉRIÉ, NÉGUENTROPIE, 6min30 (Fr.)

A l’écran: un texte dont la disposition sur la page se brouille
constamment, le rendant illisible et mouvant. Seul le regard des
spectateurs en permet la lente recomposition jusqu’à ce qu’il
devienne à nouveau lisible.
Néguentropie a été programmée lors des Rencontres Traverse
Vidéo 2014 dans une nouvelle version développée à cette occasion
pour les salles de cinéma. Dans la salle, à nouveau en 2017, une
caméra est pointée vers le public. Le flm est interactif, il mêle
l’image ainsi captée et l’image des lettres, animée en direct en
fonction du visage des spectateurs.
Pour mémoire, l’entropie, du grec entropê, action de se transformer,
est une notion des sciences physiques née avec les machines au XIXème siècle. Elle représente le désordre de la
matière. La physique classique considère que pour un univers isolé, le désordre ne peut que croître. Le concept
inverse de « néguentropie » est apparu plus récemment pour désigner l’ordre qui se crée dans les systèmes vivants,
il a ensuite rejoint la notion plus générale d’information, au XXème avec l’informatique.
Le texte révélé par le processus du flm parle de ce qui nous lie, c’est-à-dire une certaine compréhension commune,
et le désir de la partager, au travers du langage, par la littérature: « Ce qui nous lit » comme l’a dit joliment Simone
Dompeyre lors de la projection. Bien entendu, il ne s’agit pas de sacraliser le Texte, qui viendrait se substituer au
processus toujours renouvelé du lien: quand elle cherche à établir un sens défnitif, la littérature est vaine.
Au travers de la musique, quelque chose nous lie aussi, que nous pouvons entendre, mais qui échappe à notre
entendement, quelque chose qui plutôt nous re-lie, parce qu’elle répare ce qui soufre.
J’ai ainsi proposé au compositeur Thomas Charmetant de partir de l’idée d’un chœur de lamentations discordantes
qui feraient face au chaos, et qui, avec le temps, tendraient spontanément vers une harmonie.
Comme les pleureuses de l’antiquité, le violoncelle de Thomas fait musique plus qu’il n’éclate (en sanglots
désespérés), il suggère un monde qui s’ouvre au tragique mais reste sous la menace sourde de la violence délibérée.
Lorsque le texte est enfn révélé et commence à disparaître, la crise, jusqu’ici sous-jacente, fnit par émerger sous
la forme de coups d’archets puissants et percutants.
A la fn, le processus s’interrompt soudainement, remplacé par une vue de la salle de cinéma, dont les fauteuils sont
cette fois-ci vides. Seuls y fottent des nombres, fgurant les abscisses et ordonnées des visages des spectateurs
jusque-là visibles. Ce qui est ainsi suggéré, c’est que l’idée même de mesure suppose l’emprise du calcul sur le
sens, qu’avec l’accélération de l’automatisation, cette emprise s’étend aujourd’hui à tout. Se voulant en apparence
extérieure au sujet, la chose calculée est déclarée objective, et cela, au seul motif qu’elle relèverait de la science,
à vrai dire un tour de passe-passe. Ce processus « fnal » fait par là-même non seulement violence, mais demeure
aussi parfaitement illusoire quant à sa fnalité. Il est en totale opposition au désespoir, aux pleurs, à la violence
critique, qui ont précédé.
Ce qui nous lie, ce serait la recherche d’un sens à jamais inaccessible, ce serait s’accommoder de ce non-sens
qu’est un destin sans destin.
Le texte dans le flm
« Au début... une agitation! un début? ... une agitation, qu’on pouvait croire insensée ... chacun avait l’illusion de ne
pas y penser. Il y aurait donc eu là la possibilité d’un sens et beaucoup étaient tentés: une explication en dehors,
en dehors d’eux? Un texte ailleurs, un texte déjà là ... dans cet ailleurs- avant... Pourtant il fallait bien « être » ! ...
peut-être. Maintenant ils sont sans destin, s’abandonnant... s’abandonner à rien, ce n’est pas plus absurde qu’une
autre posture. Mais être sans avenir? - Non! Décidément non! Quelque chose serait donc en train de s’écrire là, mais
doucement. Une musique? Un texte simple et vrai ? ... tout serait vain sinon. Tout serait vain sinon cela, cela que l’on
éprouve. Celui qui vit, s’emploie à penser ressentir ... ou à imaginer ressentir. Il ne communique que cela, pourvu
qu’un autre pense à ressentir de même ... ou se l’imagine. Celui-là et cet autre ne se laissent pas pénétrer par l’idée
de l’idée, substituée à l’idée, par l’idée du fantasme, substituée au fantasme. Ils sont dans des temps décalés et
cependant ils résistent. Ils disloquent le réel dit réel, le simulacre. Ils l’éprouvent. Ils l’obligent à se placer dans leur
propre monde. Ils savent le chaos et, de là, voient surgir des formes, des formes par trop étranges ... des formes
nées de leur propre désir: du désir de trouver des formes! Le texte, ce serait cela ... face à « ce que j’ai perdu », face
à « ce que j’ai gagné », ceci même face à cela même! Le passé en désordre ... Un texte donc, dressé face au chaos!
Pourtant la nuit vient... et tu me parles. La machine continue sa manière de déflement... pas même une fction! Une
arithmétique plutôt, mais fausse, car elle n’est que l’illusion d’un infni, qu’un artifce que nous savons borné, mais
dont la limite nous restera inconnue, cela aussi nous le savons ... nous voilà maintenant silencieux, au-delà des cartes
et du temps. avec la crainte incessante que, la lumière disparaissant, tout ne s’eface. »



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