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Projections Musée des Abattoirs
La physique au xxe siècle nous a faits entrer dans le cœur de la lumière. Et au cœur
de la lumière nous avons retrouvé la mort. Dans l’atome, nous avons approché le
soleil au plus près et l’horreur en a découlé.
Pour des raisons différentes, occulter l’horreur comme la montrer sont insoutenables.
Reste à faire l’expérience, déjà éprouvante, de se mettre sur son bord, afin d’entre-
apercevoir ce qui nous excède. Chemin oblique.
C’est ce qui est, ici, fait. De l’œuvre à regarder présentement, on pourrait donc
dire ce que l’obscur Héraclite disait du clair Apollon : « il ne dit ni ne cache mais il
donne des signes ».
Premier signe, premier temps, qui est celui de l’attente. Attente de ce qu’il
y a à voir et de ce qui se prépare : notre propre œil suit une série de fragments
cinématographiques. Ces derniers sélectionnent des photographes, les uns après
les autres, qui composent l’image ou le portrait à venir, sans que cette image ou ce
portrait soient encore visibles. Ces fragments multiples se lient donc rapidement
dans l’esprit du spectateur sous la forme d’une attente mais aussi sous la forme
d’une anxiété ou d’un malaise, légers au départ puis de plus en plus marqués. La
tension grandissante qui unifie tous ces fragments vient parfois de la gravité lente
et du sérieux des gestes de certains photographes ou au contraire de leur agitation
fébrile ou de l’impossibilité d’observer l’image qu’ils sont sur le point de capturer –
ou encore des effets de contraste ironiquement produits par le montage lui-même :
« Just be yourself » dit l’un des photographes et une image de cadavre d’apparaître
dans l’appareil photographique, à l’instant d’après. Cadavre entraperçu, à l’image
de l’horreur à entrevoir.
Second signe, seconde séquence. Déferlement aveuglant de flashes, qui par, sa
force, déroute l’œil et l’aveugle. Sous l’excès de lumière il devient impossible de
discerner vraiment ce qui est sous nos yeux. La fréquence élevée de ces flashes, leur
intensité, mais aussi la longueur de la séquence (qui reprend, par ailleurs, après
une brève pause dans une chambre noire) finissent par sidérer le regard et par
excéder les capacités de synthèse de l’œil comme de l’esprit. Impossible cette fois
d’embrasser et de rassembler la succession de fragments pour leur donner une unité
ou une stabilité : trop d’éléments, trop de vitesse, de luminosité… L’épreuve que
constitue le visionnage de cette séquence provient, sans doute, de l’opposition qui
existe entre, d’un côté, l’effort de l’œil et de l’esprit pour ordonner ce qui est vu
et lui conférer un sens, et, d’autre part, un matériau retravaillé, qui, par sa nature
même, finit inévitablement par mettre en échec cet effort et par nous livrer à la
défragmentation de tout ce qui apparaît. Nous subissons ainsi la destruction de
notre capacité perceptive, et sommes livrés à la déroute de notre vision du fait de
l’excès même de lumière.
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