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Prép’art                                                Performances

membres à un baiser qui n’embrasse indéfiniment pendant vingt minutes que sa
propre image.

En effet, si chacun essaie d’accéder à l’autre jusqu’à se parer de son propre genre,
il lui manque de traverser le miroir pour réaliser dans la collusion du baiser et
la confusion des genres l’allégorie de l’amour comme unité retrouvée – du moins
l’allégorie dont la version la plus connue est celle du personnage d’Aristophane
dans le Banquet de Platon.
                                                        crédit photo : Anne Murray
Reste que si ces références donnent des contours
de lisibilité, comme toute extraction de contours,
elles laissent échapper des détails et le vif, ici, de
la performance. Car le principe même de cette
performance est de s’arrêter, de rester sur l’élan
d’une projection qui ne disparaît pas  : même
en ayant déjà pris sur soi les attributs de l’autre,
en s’étant déguisé dans l’autre genre, on reste
arrêté par un miroir qui ne renvoie que l’image
de soi en train de s’embrasser ; l’autre partie de
ce genre auquel on emprunte les attributs, le vrai visage du costume que chacun a
revêtu, reste de l’autre côté du miroir : la tête avec laquelle on voudrait par le baiser
fusionner dans l’unité reste définitivement hors de portée, séparée par un miroir
qu’on ne peut contourner.

La performance est justement de mettre en œuvre, pendant vingt minutes voire une
heure, l’effort éprouvant de tenter par le baiser de traverser un miroir épais, jusqu’à
parfois faire fléchir son partenaire, ou encore en tournoyant indéfiniment l’un
autour de l’autre. Le bruit des baisers – des bisous devrait-on dire car en français le
terme baiser prend une connotation de léger –, le bruit de ces embrassades furieuses,
volontairement appuyées, sonores, accompagnait sans répit les tournoiements.

La difficulté, encore, de cette performance était que chaque couple n’en heurte
pas un autre dans des tournoiements et que dans ces virevoltes s’organise une
chorégraphie aussi improvisée qu’aléatoire.

Et pourtant chorégraphie, car c’est bien dans le tournoiement du noir et blanc,
dans celui des miroirs, dans le mouvement ensemble de corps en couple, dont l’un
parfois fléchissait puis repartait s’inscrire dans le tournoiement synchrone, c’est bien
dans cette auto-organisation spontanée que s’est créé un effet chorégraphique, effet
avec pour seule orchestration le bruit démultiplié d’embrassades incessantes. C’est
aussi une dimension de la performance : ne pas seulement faire acte pour arrêter,
interroger, mais encore faire art.

                            Pierre Dompeyre

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