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Ombres Blanches Performances
crédit photo : Anthoniy Val précautionneusement la descente. Apparaissent alors deux hommes. Des hommes
oui, mais ils pourraient être aussi bien de grands enfants espiègles jouant à avancer
ensemble l’un monté sur les pieds de l’autre, comme nous avons tous essayé de le
faire un jour à la récréation. Sauf que là, pas possible de dire « allez : maintenant
on arrête ! » d’autant que le lieu n’est pas de l’école.
Ces chaussures siamoises les relient sans possibilité de se délier et durant les deux
heures de leur déambulation entre les piles de livres de la librairie Ombres Blanches,
parce que chacun à son tour est celui qui guide, celui qui suit, celui qui impulse le
rythme, celui qui ralentit, celui qui risque de tomber, celui qui retient pour éviter de
chuter tous deux et aussi parce qu’ils sont dans le double.
L’image du couple gémellaire s’impose, en effet, même barbe, même vêtement
t-shirt neutre gris, pantalon sombre, quasiment un code de la performance. Avec
la durée, le jeu devient extrême, des taches de transpiration se dessinent, la fatigue
marque les visages alors que la tendresse s’exprime dans les gestes, l’encouragement,
l’écoute de l’autre. Et ainsi, au-delà de la difficulté de la marche, c’est une histoire
d’amour qui se partage ; pas uniquement celle de ce couple d’hommes mais au-delà
celle de tout couple. Et cette performance qui s’achève dans l’épuisement des deux
complices en geste et en amour, est d’une force bouleversante.
Une proposition simple : deux hommes arpentant
un espace avec une paire de chaussures doubles
qui les relie, dépasse la revendication du couple
homosexuel pour toucher tout un chacun au
plus profond de son intimité, quels que soient ce
qu’il est et son histoire.
Nous voilà, confrontés par là à nos propres
expériences, nos avancées à deux, les moments
de jeux, les moments de fatigue, l’écoute de
l’autre pour pouvoir continuer, être là quand
l’autre s’écroule pour éviter qu’il se fasse mal,
pour éviter aussi qu’il nous entraîne dans sa chute. Nos doutes aussi : et lui/
elle saura-t-il/elle aussi être là pour nous ? Et qui commande ? Qui décide ? Et
jusqu’où est-on prêt/e à avancer ensemble ? Et qu’est-ce qui fait que malgré tout,
la complicité continue ? Et comment se délier si on ne peut plus avancer ensemble ?
Et n’est-ce pas à cette capacité de lecture plurielle que l’on reconnaît une « grande
œuvre » ?
Yvonne Calsou
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