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Projections Cinéma Le Cratère
D’emblée, la fixité du plan de la salle du palais de justice au moment de la sentence
libératrice est déboulonnée par la gesticulation devenue danse, bras levés, veste
tournoyante, corps quittant le sol et les sièges. Les accusés libérés se congratulent,
rient alors qu’en contrechamp, par deux fois, une jeune femme avec voilette sourit
de contentement, des percussions et quelques aboiements s’insinuent dans cet
espace désormais ouvert à d’autres voix.
Les voix sont aussi celles de deux poètes emblématiques des Îles. Martin Carter
activiste, arrêté lui-même pour résistance par le gouvernement de la Guyane
anglaise en 1950 participa au politique avant de se consacrer pleinement à la poésie
de contestation et Derek Walcott qui, lui, obtint le Prix Nobel de Littérature et
travailla à faire s’entendre ces langues.
Traduits en français et prononcés en intonation créole, ils disent la nécessité de
revenir à la parole qui leur fut longtemps impossible, par les vers du premier : « des
chuchotements sans langue / comme si un esclave enterré voulait parler à nouveau »
ou avec quelques mots du poème Air du second : « Il y a trop de rien ici » en réponse
à un historien anglais qui déprécia ainsi ces Îles les qualifiant d’inachevées.
Cependant le film comme le poème apportent par cette répétition du « rien » ainsi
que par le renversement de la narration linéaire, l’énergie sans limite, la résistance.
Et le film en poésie citée donne son mode d’emploi « comment dire quand ce n’est
pas décor de cinéma / que veut dire construire / que signifie être ensemble / en
mémoire fragmentée ».
L’artiste explique : « Nou voix commence par l’implication de mon père comme
figurant dans le film Jean Galmot Aventurier, réalisé par Alain Maline qui m’en a remis
l’archive sur DVD. Ce biopic relate la vie des plus particulières de Jean Galmot, né
en 1879 et décédé en 1928 et qui, homme d’affaires français faisant profit de l’or
en Guyane Française, y accéda à des postes d’importance dans la caste politique
et y développa une passion pour le peuple guyanais auquel il donna des droits
concernant l’organisation du territoire. Il mourut, empoisonné, en 1928.
Sa mort déclencha des émeutes dans les rues de Cayenne, la capitale, lors desquelles
six personnes dites anti-galmotistes furent tuées. Peu après, un procès quasi-fictif
fut instruit à Nantes, ville symbolique où quatorze prévenus guyanais furent accusés
de ces meurtres. Accusation fondée sur un système judiciaire bancal. Les quatorze
prévenus emprisonnés durant deux ans, furent libérés en 1931, après un second
long procès qui fait date dans l’histoire de la Guyane. L’avocat, Gaston Monerville
y prononça une plaidoirie qui, à la fois, accusait le système judiciaire d’avoir été
frauduleux et le système colonial français.
Sa question était simple : peut-on juger des Guyanais comme des Français ou non.
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