Page 120 - catalogue_2013

Sophie LE BEON

À quoi servent les films de famille ?

Collecte de gestes pour un œil mécanique

C'est à cette question que je me suis confrontée lorsqu'un membre de ma famille m'a confié une
centaine de bobines de films 16mm, chronique d'une vie familiale qui couvre une période qui s'étend des
années 30 à la fin des années 60.
Quand la personne qui tient la caméra ne sait pas raconter une histoire, ne sait pas découper l'espace qui
l'entoure en plans, ne sait pas ou ne veut pas scénariser, que reste-t-il sur l'image ?
Des gestes, des poses, de la photographie en mouvement.
Ce sont ces gestes que j'ai recensé tout au long du visionnage de ces films.
Petit à petit se sont dessinées des séries de postures “adaptées” à l'image, des codes implicites qui
ouvrent vers toutes les histoires et aucune histoire à la fois. L'identité des auteurs des films et leurs
modèles disparaissent dans le montage de la masse des images qui se recoupent et s'assemblent par
affinités de mouvements. Le cadre est traité non comme un hors champs avec ses possibilités d'action,
mais comme une limite, un enfermement, un décor standardisé pour saynète familiale.
La forme de l'inventaire, à connotation scientifique, tente de calmer les projections inévitables sur ce type
d'images, pour ne garder que le déploiement du mouvement. Noyer ses propres images dans le flot des
autres pour leur retirer toute personnalisation et toute influence. Mais est-ce vraiment possible ?

Les films de famille servent à constater que tous
ne voient pas la même chose.
Les films de famille servent aux filles à réaliser
que leur mère vient d'une autre époque.
Les films de famille servent aux filles à régler
leurs comptes avec leur mère.
Les films de famille servent à faire connaissance
avec les fantômes.
Les films de famille servent à se faire peur avec
l'image des autres.
Les films de famille servent à mettre au jour les
conflits cachés.
Les films de famille servent à dire ce qu'on n'a
pas cru bon de dire.
Les films de famille servent à se rendre compte qu'on ne nous a pas tout dit.
Les films de famille servent à s'étonner de l'absence de ceux qui n'y sont pas.
Les films de famille servent de médiateur pour éviter une collision frontale.
Les films de famille servent à constater les défaillances de sa mémoire.
Les films de famille servent à jouer aux devinettes.
Les films de famille servent à développer son imagination.
Les films de famille servent à créer des frustrations.
Les films de famille servent à découvrir que certains se sont aimés, avant.
Les films de famille servent à comprendre qu'on n'en saura pas plus.
Les films de famille trahissent les obsessions de celui qui filme.
Les films de famille servent à revivre certaines situations désagréables.
Les films de famille servent à comprendre que les images seules ne suffisent pas.
Les films de famille servent à faire circuler la parole.
Les films de famille servent à dire que l'on a existé bien que tout le monde nous ait déjà oubliés.
Les films de famille servent à se demander si ça vaut la peine d'être filmés.

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