Page 112 - catalogue 2017
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Installations 1. Espace lll Croix-Baragnon
La projection continue,
le flm se déroule et, avec lui, se déploient des crissements, des bruits, des fragments sonores, des mots, des
dialogues et, synchrones, des couleurs en expansion, des atomes colorés, parfois noir intense, presque toujours
saturées, comme autant de drippings, comme si le vidéaste flmait avec un pinceau, qu’il tentait de structurer un
chaos ou de donner du sens à ce qui semble n’en n’avoir aucun…
Dans un premier temps, il s’agit donc pour Jérôme Cognet de mettre en place un protocole précis et rigoureux: celui
du détournement et de l’appropriation. En s’emparant du flm de Trufaut et de sa durée – cent douze minutes – il
creuse dans les strates de la pellicule comme l’archéologue creuse dans les profondeurs pour les mettre en lumière;
il traite le support flmique comme matériau palpable et comme un palimpseste, support dont le texte ou les images
sont efacés pour y écrire un autre texte, y tracer d’autres images, d’autres signes. Ou y inscrire d’autres sons.
Ici, en écho au cinéma expérimental qui se fait en même temps qu’il se pense, le réalisateur met en marche un
processus de plasticien qui prend la caméra comme brosse et le flm comme huile, pigment ou acrylique.
On regarde l’écran,
et l’on est confronté à un mouvement de descente, à un mouvement ininterrompu de chute de particules, d’atomes,
de parcelles fragmentées comme autant de plans séquences comparables à ce qui se joue dans le domaine de
l’imagerie moléculaire: phosphorescences et fuorescences. Dans son Fahrenheit, c’est aussi de la peinture que
Cognet met en mouvement. En enfouissant le flm de Trufaut, sa version, sa vision, sous les coulures et les drippings,
il crée une palette de plans et d’aplats en cascades et met en marche le mouvement perpétuel de la verticalité.
Ainsi, en utilisant ce flm comme support, en efaçant les images de Trufaut, en faisant disparaître tous les
personnages et tous les lieux du flm, ou plutôt en les déconstruisant, en les recouvrant, en les reformulant: il le
réinvente.
On regarde l’écran,
et l’on est submergé par un fow : on entend la bande-son originale, celle de Trufaut, son unique flm tourné en
anglais, qui raconte l’histoire d’une société qui brûle les livres à 451 degrés Fahrenheit, qui organise la violence des
autodafés, ces actes de foi qui excluent ceux qui ne sont pas comme nous et ce qui n’est pas moi… Mais, comme
les images, le son est recouvert, découpé, fragmenté, on capte des bribes de dialogues, des mots, des phrases
mais désormais, on entend des crissements et des crépitements : les sons que Cognet fait émerger à partir de
son travail de modifcation : un son qui nous renvoie presque au début du cinéma mais qui utilise les techniques
numériques actuelles. Images et sons en combustion.
Fah renheit, work in progress,
dans lequel le spectateur change de temporalités et où il perd tous ses repères mais pour en créer d’autres. Dans
cet espace modifé par le traitement imposé par Cognet, le spectateur fait une expérience nouvelle : de l’échelle,
du point de vue, de passages, de déclinaisons, séquences, modulations et variations. Avec ses surimpressions,
superpositions ou incrustations, Cognet superpose le champ et le contre-champ pour radicalement bouleverser la
perception du monde. Expérience dans laquelle tous les sens du spectateur sont modifés et donc : toute sa pensée.
Un flm donc, qui nous dit quelque chose de lui-même, de son réalisateur et de son époque dans sa diversité, qui
réinjecte du sens et qui nous permet de connecter l’hier à l’aujourd’hui : le nazisme, le Chili, l’Égypte, l’Irak, Daesh,
notre actualité et notre présent. Et nos obscurantismes.
Pour questionner l’art, sa pensée, sa production et sa fabrication et pour interroger sa dimension éthique, c’est donc
le support flm autant que le cinéma, et son histoire que Jérôme Cognet met en travail en se situant là où Il n’y a
aucun témoignage de la culture qui ne soit également un témoignage de la barbarie (Walter Benjamin).
En résonance avec les recherches de Kubrick ou de Godard afrmant que le cinéma c’est ce qu’on ne peut pas
voir autrement que par la caméra, en questionnant ce que l’on voit autant que ce que l’on ne voit pas, en tentant de
retenir le rythme, la respiration, la chute, le son pour réincarner le spectral, le vidéaste Cognet adopte une position
paradoxale qui pose la dimension d’immatériel pour mieux re-matérialiser le monde. Autrement.
Gaya Goldcymer
Et l’artiste dit : « Fahrenheit 320 est une tentative cinématographique fondée sur la notion de combustion dans l’image-
mouvement à partir d’éléments d’archives historiques relatant des autodafés, des incendies. Chaque fragment
vidéo est recomposé afn de s’articuler sur l’intégralité de la durée sonore du flm presque éponyme de François
Trufaut, afn de reconstituer une forme de continuité entre l’image-mouvement historique et cinématographique.
Toutes deux sont réduites à l’état de cendres « vivantes » qui seraient l’unique empreinte mouvante d’un temps
exposé, dans lequel se consument l’(es) histoire(s) des hommes et celle du cinéma. »
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