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Projections Cinéma Le Cratère
Isabelle Vorle, À peine je m’endormais
1min44 | France
Autoportrait à l’œil animal
Depuis l’arrière d’un écran opalescent, l’auteur
de l’image nous lance des signaux, nous appelle
comme pour nous faire reconnaître sa présence.
Elle est toutefois impossible à rejoindre, comme
retenue entre les calques moirés de son objectif.
Il n’est pas certain non plus qu’elle parvienne à
nous voir. C’est un auteur sans visage ni regard.
Elle n’est qu’adresse chorégraphique en direction
de son spectateur, gestuelle aveugle. Aucune tension, plutôt une calme harmonie.
Puis le regard s’invente tout à coup. Un regard qui s’est éloigné des charmes du
masque humain, pour s’identifier à l’œil animal. L’œil d’un cheval agacé par les
mouches, celui d’un oiseau, jamais clos, l’œil béant d’un volatile mort.
De quoi nous parle cette assimilation du regard du cinéaste à celui de l’animal ?
Ce qui frappe tout d’abord, c’est l’insistance sur un œil unique et latéral. L’œil de
la maladresse et de l’inadéquation au monde. On sait bien que les chevaux, à ne
jamais voir ce qui leur arrive de front, sont constamment inquiétés de nos gestes
de tendresse. Ils ont tendance à confondre caresse et correction. On se souvient
de la capture du merle, qui doit toujours s’opérer de face, depuis l’angle aveugle
de l’oiseau. L’animal ne voit le monde qu’en lames, strate de droite et strate de
gauche, sans jamais être autorisé à unir ces points de vue disjoints. Sauf quand il est
recomposé de main d’homme, l’animal n’a pas de masque, n’a pas de face, il n’est
jamais convergent.
Cette latéralité essentielle, qui marque un manque à voir, stigmatise l’infirmité
du regard-cinéma. Véritable symptôme cyclopéen, l’objectif hérite du dispositif
mono-focal de la Camera Obscura, de ses magies autant que de ses impasses. Comme
une carence originaire inscrite à l’aube de tout projet cinématographique.
Mais l’œil de l’animal est aussi celui de l’innocence prétendue. L’œil du vivant
pur qui ne comprend pas d’où vient la mort qui s’abat sur ses reins. Un œil qui ne
connaît que l’affolement ou la sérénité car il est aveugle à la haine. L’œil de l’animal
est celui que l’homme pleure d’avoir perdu. Et que, peut-être, le cinéaste, infirme
du regard, retrouve.
Encore qu’il faudrait revenir sur une telle évidence.
Innocence de l’animal ? Il faut sans doute se méfier de la tonalité morale qui flotte
au-dessus d’un tel acquis. Et si l’œil animal était plutôt celui d’un miroir posé sur les
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