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TRAVERSE VIDÉO ET LE CANADA

                                                         Annie DENIEL, Vidéographe Le voyage du soldat, 7min 45

                                                                        En 1956, un jeune homme est appelé en Algérie, ne sachant
                                                         pas ce qui l’attend. À travers une correspondance adressée à son frère
                                                         resté au pays, le jeune soldat lui raconte des bribes d’histoire de cette
                                                         guerre.

                                                            Le voyage du soldat est un essai poétique, entre le documentaire, la
                                                         fiction et l’expérimental par lequel je glisse des bribes de ce qu’a vécu ce
                                                         soldat, avec des archives de l’époque et le mode épistolaire. Mon père a
                                                         passé vingt-huit mois en Algérie mais il ne parlait jamais de ce qu’il y avait
           vécu. Depuis mon adolescence, son mutisme a suscité ma curiosité et j’ai approché ce qu’il avait dû vivre, à travers
           des livres et des films comme La guerre sans nom de Bertrand Tavernier. D’autres histoires m’ont guidée pour
           transmettre les émotions de mon père. Cerner comment lui, aussi, avait dû se sentir avant de partir, alors qu’il n’avait
           jamais quitté la Bretagne. Ce voyage vers l’inconnu était, sans doute, à la fois excitant car il allait ‘’voir du pays“, mais
           aussi inquiétant car il ne savait pas ce qu’il l’attendait. À l’époque en France, on ne parlait que de maintien de l’ordre
           en Algérie, on ne parlait pas de guerre. Une réelle désinformation concernait ce sujet.
                         Inversement, dans le film, se perçoivent la culpabilité, le silence des hommes; la voix off s’arrête parfois
           pour que s’entendent les non-dits et la voix de Laurent Lucas contribue beaucoup à nous toucher.

                     Fragments d’un entretien d’Olivia LAGACÉ, chargée de projets en création à Vidéographe avec Annie DENIEL

                                                         Rick FISCHER, Video Pool, Arcadia, 4min 48

                                                                       Si dans Les Métamorphoses d’Ovide, Jupiter transforme le
                                                         roi d’Arcadie, Lycaon en loup pour le punir d’avoir voulu lui servir de la
                                                         chair humaine, en guise de repas, la poésie bucolique latine et hellénique
                                                         transforme l’Arcadie en pays idéal. Virgile dans Les Bucoliques comme
                                                         Ovide dans Les Fastes en font un lieu primitif et idyllique peuplé de ber-
                                                         gers, vivant en harmonie avec la nature, et cela reste le modèle du monde
                                                         idéal, qu’ont retenu écrivains et peintres, pour preuve Nicolas Poussin
                                                         inscrit sur sa toile Les Bergers d’Arcadie, Et in Arcadia ego. Rick Fisher re-
                                                         joint la première lecture de mort, d’esclavage, de perte de l’homme. Dans
           sa vidéo éponyme, il assène la métaphore des mauvais agissements des hommes à la fois en allusion - jamais l’op-
           presseur n’apparaît - et en images rudes : des hommes nus pendent au-dessus de la rivière, empaquetés dans des
           poches de plastique, tournant sur elles-mêmes, accrochées à des portiques hauts comme des grues. L’ouverture
           augurerait la découverte d’une île boisée si n’étaient un inattendu « YOU » en lettres peintes sur la roche du rivage
           et, plus monstrueux, un œil énorme grand ouvert sur une île-rocher. En profondeur du champ des hommes ou plutôt
           le même répété, en pagne butô, adoptent la gestuelle de ce même butô. La musique, pourtant sans fort volume,
           participe à ce revirement d’un beau lieu en lieu de contrainte, par un aigu en sourdine et des tintements - le générique
           en signale le type d’instruments faits de ferraille de rebut : Scrapyard instrument.
                         Le champ s’ouvre au paysage mais pour y multiplier la mort accrochée; il découvre dans le trajet, le
           long des berges, d’autres exemplaires de l’homme craignant de se jeter à l’eau, de s’enfuir, puis, au loin sur une île
           des silhouettes recevant l’éblouissement d’un soleil fort puis le perdant pour l’ombre, se mouvant dans le geste des
           premiers. Ses hommes ont perdu leur être, leur capacité à choisir de se mouvoir, leur potentialité mais qu’ils pour-
           suivent le geste du butô, rejoint les préoccupations de Rick Fisher, en effet, non seulement l’initiateur de cette forme,
           Hijikata, n’y cherchait pas une nouvelle chorégraphie harmonieuse, d’autant qu’il réclamait à ses émules de « ne
           pas essayer d’être beaux » mais surtout, le butô surgit dans un esprit de rébellion, en réaction aux conflits mondiaux
           ayant entraîné Hiroshima et Auschwitz.
                         L’allégorie de la réalité de la cruauté d’un monde que l’on préfère édulcorer selon des accents heureux,
           atteint son apogée quand le dernier regard tourné à nouveau vers la première rive, y discerne les six silhouettes
           précédentes désormais blanchies qui gravissent le rocher, dans la terrible démarche de ces hommes-squelettes fil-
           més lors de la libération des camps de la mort nazis, dans cette image mémorielle, très précisément, à Buchenwald.

                                                                                          Simone DOMPEYRE

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