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Cinéma Le Cratère  Projections

aussi sur la plage parmi les objets – de nombreuses bouteilles – et les cadavres.

Elle est prise sous la neige des pétales arrachés, sous le vent, avançant difficilement ;
son maquillage blanc, très marqué est abîmé, son visage d’abord impassible selon
les codes, grimace – encore – comme au butō. Son corps tombe selon la pesanteur
du corps dans le mouvement, sans se plier. Elle se relève, titube en un geste plein,
signifiant. Elle flotte sur la feuille de platane géante, ses cheveux en tentacules. Elle
bute sur la plage jusqu’au piano contemporain, cheveux emmêlés, salis, hagarde. Elle
est une synecdoque du Japon atteint, meurtri.

Il entremêle le quotidien du jeune garçon écolier, du pêcheur, à l’intense voire au
théâtral de telles figures. L’enfant avance dans les roseaux suivi en travelling ou en
mouvements internes, tout lui est promis. L’enfant en promenade en barque sur flots
bleus intenses est pris en plan zénithal, lui aussi. L’enfant prisonnier des flots, dans
le tsunami provoqué par la bombe, paraît doublé d’une aura. Son œil est vigilant, il
cligne puis se fait capteur de l’oiseau de mort. Il est la conscience vivante de ce qui a
lieu. Il en est fait le témoin, et se superpose à son visage d’enfant touché par la pluie,
celui de l’adulte qu’il est devenu, alors il a le crâne rasé des danseurs de butō. Lui
aussi est corps signifiant.

Alain Escalle invente son espace-temps où convergent ses figures emblématiques.

Il rapproche espace vide et espace dense ; il implique des signes du réel et des
images de l’imaginaire nippon. Dans la fureur des éléments, un vélo tourne dans les
airs encombrés de mille éléments, une statue de bouddha s’enfonce dans les flots, le
torii flottant de l’île de Miyajima est lui aussi touché. Dans le champ même, les strates
se croisent en des oppositions internes au plan, en étagement du premier au dernier
plan. La profondeur du champ réunit les époques. Le fond n’est pas écrin mais lieu
actif et agi.

La bande-son contribue à cet enchâssement des âges et des émotions – le koto s’allie
à la flûte mais aussi au piano ; une voix féminine fredonne l’air du koto dès l’incipit,
alors qu’un texte est énoncé sans sa traduction, mais le signifiant des phonèmes
porte son poids de poésie. Plus tard, la mezzo-soprano Marie Kobayashi, qui fut
interprète de Boulez, prête sa voix en des accents plus forts, de chants contemporains.
Et puisque la pluie noire et les corbeaux noirs déferlent – réveillant d’autres souvenirs
cinéphiles, celui de Imamura décrivant cette pluie sur les embarcations, celui des
oiseaux hitchcockiens attaquant les hommes – la chanson enfantine « Ame ga Furu »
dit la crainte d’une enfant à sortir pour jouer car il pleut. Et la tête de bouddha seule
sur la plage réveille l’explicit de la Planète des singes, quand l’homme échappé
découvre devant la statue de la liberté ensablée, que cette planète est la terre après la
catastrophe. La pendule y gît aussi, aiguilles coincées à l’heure H. L’homme concourt

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