Page 44 - Catalogue-livre_Rencontres Traverse 2019_L'Expérimental-recherche-art
P. 44
Projections isdaT
performance sans doute – et par définition ? – pas suffisamment balisée.
Ainsi, en montage parallèle à cette sculpture vivante et agissante, sept simples phrases
confirment ce que l’or et le miel avaient suggéré, le rapport avec la performance
emblématique de Beuys. Faire Histoire de la performance, l’« expliquer » réclame
des traces à vivre.
Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort/Wie Man Dem Toten Hasen die Bilder erklärt
fut actuée par Joseph Beuys à Düsseldorf en Allemagne, le 26 novembre 1965, lors
de sa première exposition individuelle de dessins dans une galerie privée, la galerie
Schmela1.
Beuys déclina cette préoccupation d’expanded art/d’art élargi à nouveau avec des
lièvres ; pour seul exemple, en février 1963, lors du festival Fluxus à Düsseldorf, il
intègre dans son projet La Symphonie sibérienne, 1er mouvement d’Erik Satie, un lièvre
mort suspendu à un tableau noir. Et comment ne pas rappeler I Like America and
America Likes Me de 1974, pour laquelle performance, il s’enferma dans une cage
cette fois avec un coyote vivant pendant plusieurs jours, jouant de la canne, du
feutre2.
Il y performe l’aboutissement de sa réflexion artistique, selon laquelle lui, l’artiste
est « conducteur » tout autant que tous les matériaux nécessaires à son action. La
performance implique le corps signifiant, le corps-là avec ses affects, ses inquiétudes,
ses questionnements ; le corps fait discours, l’artiste s’implique, est le processus ; le
processus est l’art. La déclinaison de Rachel Enchenberg y adhère.
Quant à Marina Abramović, elle performa contre l’oubli des actions passées,
pour la reconnaissance de ce médium lié au corps éprouvant. Elle s’y impliqua
1 Au début de cette « action » inaugurale, Joseph Beuys ferma les portes de la galerie, laissant à l’extérieur, le
public ne pouvant qu’observer par une porte-vitrée, une fenêtre et des images vidéos retransmises en direct à
l’extérieur de la galerie sur un téléviseur et qui ne put entrer qu’au bout des 3 heures qu’elle dura. Étonnamment
sans son chapeau, visage recouvert de miel et d’une pellicule de feuille d’or, Beuys visita son exposition de dessins
et de peintures, en portant dans ses bras, un lièvre mort auquel il faisait toucher des pattes, les tableaux, avant de
s’asseoir en un coin mal éclairé sur un tabouret et de lui expliquer le sens de son œuvre. Plusieurs fois, il s’assit sur
un tabouret juché sur une armoire métallique, chuchotant à l’oreille du lièvre, simulant un dialogue entre eux ;
parfois quittant le centre de la salle, il marcha sur une branche de sapin posée au sol et se déplaça également à
quatre pattes, en tenant les oreilles du lièvre dans sa bouche et en manipulant ses pattes pour simuler la marche.
Pour marquer la fin, il s’assit dos au public enfin autorisé à entrer, tenant encore le lièvre sur son bras.
2 Beuys est emmené sur une civière, emmitouflé dans une couverture de feutre, en ambulance, de son domicile à
Düsseldorf à l’aéroport à destination des États-Unis, toujours isolé dans son étoffe. Sur l’aéroport Kennedy de New
York, une autre ambulance l’attend qui, escortée par les autorités américaines et usant du gyrophare, le transporte
jusqu’au lieu d’exposition. Beuys ne voulait pas fouler d’autre sol américain que celui de la galerie, tant que durerait
la guerre du Viêt Nam. Il passe ensuite trois jours en compagnie d’un coyote sauvage, capturé dans le désert du
Texas, qui attend derrière un grillage. Avec lui, Beuys joue de sa canne, de son triangle et de sa lampe torche. Il
porte son habituel chapeau de feutre et se recouvre d’étoffes de feutre, que le coyote déchire. Chaque jour, y sont
livrés des exemplaires du Wall Street Journal, sur lesquels le coyote urine.
44