Page 47 - Catalogue-livre_Rencontres Traverse 2019_L'Expérimental-recherche-art
P. 47
isdaT Projections
Adonia Bouchehri, Frozen
12min23 | Royaume-Uni
« Que s’est-il passé ? » Cette définition de
la nouvelle proposée par Gilles Deleuze ne
pourrait-elle être une manière d’approcher la
vidéo : elle serait au film ce qu’est au roman la
nouvelle ?
Ce préambule me servira à introduire mes
quelques réflexions sur le beau travail réalisé
par Adonia Bouchehri et qui porte ce beau titre,
glaçant, glacé, de Frozen, qui ne manque pas de faire écho à cet air du Roi Arthur de
Purcell popularisé jadis par Klaus Nomi « Let me, let me freeze ». Mais ici, ce n’est pas
de mort qu’il s’agit de s’approcher, mais, via une réflexion sur le destin de l’image, et
sa puissance, d’un curieux enterrement, celui d’un saumon, celui d’une vie de jeune
femme peut-être si l’on en croit la « rime » involontaire que noue le titre avec ce mot
« rosé » (le prononcer à l’anglaise) comme on dégusterait un saumon avec un lait
d’avoine (fichtre !), après sa rencontre avec un homme dans un univers envahi par
le « rosé ». Tout aurait pu être « rosé », donc, de cette couleur mêlée, d’un rouge
faussement atténué, dans ce monde aux émotions suspendues comme aura su le
dire une spectatrice – suspendues –, et non en suspens, comme l’infère un montage
très cut, qui défie le temps et la gravité. Mais finalement rien de ce qui pourrait être
attendu ne le sera. D’ailleurs, un saumon mis au four et délicatement préparé n’en
ressort pas toujours cuit ; il faudra alors savoir délicatement en recoudre les flancs
avant de pouvoir l’enterrer comme un secret que seule la terre pourrait partager.
Une robe préalablement congelée et violemment pétrie, peut être à nouveau enfilée
comme si un trou creusé dans la terre devenait une robe : on suppose qu’elle aura
été déjà enfilée avant d’être congelée, puisque ce trou sera ensuite creusé. Tout ici,
dans cette très prenante vidéo, repose sur une réversibilité propre à la nature même
de l’image et à son montage. Et dès lors, au terme d’une belle séquence où l’auteure
de la vidéo se donne à voir enfermée dans le cadre d’un champ à la terre noire
retournée – the waste land –, enterrer un poisson, ce pourra être aussi, se livrer à ce
curieux rituel qui consiste à renverser sur l’objet enterré – un saumon, vous dis-je,
un de ces poissons signes de fertilité qui a pour particularité de remonter le courant
pour frayer – un pot de fleurs sauvagement retournée, fleurs contre sol, comme on
dirait cul contre tête. Ainsi se retourne la délicatesse première de la vidéo en une
violence véritablement entendue, figurée par l’arrachage d’un pot à sa base, d’un
verre précieux à son pied. Ce « précipité » d’émotion dit l’envers de la beauté du
cadre, de la composition et révèle alors ce que peut être l’image en sa réversibilité
même et son trésor de diffraction dans l’imaginaire du spectateur, du regardeur...
Et c’est là sans doute ce qui a su nous rendre précieux ce moment particulier qu’est
Frozen.
Didier Samson 47