Film | 0:09:30 | France | 2023
Boris au Bardo
Dans ce film, je raconte l’histoire d’un homme qui, au bord de la mort, cherchant dans sa mémoire un souvenir, saisit qu’il n’y a plus rien. Il traverse un désert, se dirigeant toujours vers un point plus central, une ville au milieu d’un lac, une maison, mais il n’y trouve pas ce qu’il cherche. J’ai toujours pensé que l’espace dû aux images de synthèse, tout en surface, est un dispositif dont la matérialité produit un double effet, d’immersion et de distanciation – ce qui est pour moi une sensation caractéristique de la mémoire. Mes personnages traversent généralement des espaces en lambeaux, des souvenirs usés, en pleine disparition. Je ne sais pas si le film fonctionne comme je l’avais envisagé, puisqu’il a dû prendre forme très rapidement et est une version très amputée de ce que j’imaginais. Pourtant cette idée centrale est là, celle de la recherche d’un souvenir, d’une image disparue. Je réfléchis aux conséquences des technologies sur la mémoire. À l’échelle individuelle surtout, même si je travaille désormais sur une forme de mémoire collective et alors que tout peut être inscrit en mémoire sur des supports externes, ce qui aurait non seulement été oublié mais aussi ce qui n’aurait jamais été produit. C’est la promesse du numérique, la mémoire totale, ne plus rien oublier. Pourtant, l’externalisation de la mémoire est aussi la promesse de l’oubli : si j’inscris tel élément sur un support, c’est en fait précisément pour pouvoir l’oublier. Le support prend en charge la mémoire. Et cette double possibilité de l’inscription universelle et de l’oubli total a un effet profond sur nos comportements, nos attitudes face à la connaissance, face à la mort. Je pense aux palais de mémoire, l’espace mental par excellence : quand les supports d’inscription de la mémoire sont rares, il faut pour être érudit conserver l’ensemble des connaissances du monde sur soi, en soi. C’est peut-être ce qui a conduit Socrate à refuser d’écrire. L’externalisation de la mémoire et sa mise à disposition transformerait ainsi la mémoire en un désert et ce type de désert est celui que traverse la figure de Bardo. Un vaste territoire fantôme. Cependant les fantômes communiquent, même si ce qu’ils disent n’est pas clair. Et j’avais en tête le livre de Juan Rulfo, Pedro Páramo. Le protagoniste se rend dans une ville pour trouver son père, mais il n’y trouve que des fantômes. Ainsi les fantômes racontent-ils leur propre histoire, la mort ne les en empêche pas. C’est un peu ce qui a lieu dans Bardo, où l’homme en quête trouve quelque chose, trouve une réponse même si ce n’est pas celle qu’il attendait. Celle-ci est à la fois incertaine et trop précise, hors du contexte qui aiderait à la déchiffrer. S’y évoquent aussi les Villes invisibles de Calvino – Zora, une ville dont bâtiments et recoins se relient à des souvenirs précis, à des dates, à des constellations. La ville, couverte par la mémoire, finit par disparaître, oubliée, remplacée par ce qu’elle signifiait pour les savants qui y avaient projeté des idées abstraites. Cette image me prenait pour mon film même si j’avoue que de nombreuses décisions sont prises de manière très pragmatique pendant la fabrication du film. Par exemple, le visage de l’homme est écho d’une statuette votive vue dans un musée d’archéologie; ce qui, par ailleurs, nourrit l’idée qu’il est lui-même un fantôme, tout en répondant à un problème de l’image de synthèse, l’animation faciale. Généralement, pour simuler de manière convaincante des visages émouvants, l’image de synthèse réclame des moyens énormes ou un temps infini, alors que le résultat dépasse rarement la vallée de l’étrange. Je préfère, quant à moi, assumer que ce visage ne dise peut-être rien, que ce soit déjà un masque; de le laisser porter un masque qui ne communique qu’une émotion très ambiguë. En effet, avec un médium où tout est possible, il s’avère plus intéressant de faire moins, de limiter les effets ou les mouvements de la caméra, même si les miens sont plutôt virevoltants ici et là, précisément parce que le mouvement de caméra est des plus faciles à obtenir en images de synthèse. Plus intéressant de se borner aux mouvements d’un corps tout en surface pour tout « jeu » d’acteur, en évinçant l’identification et l’empathie. De travailler sans dialogues. L’ambition, c’est de faire du cinéma sans paroles avec un médium contemporain, parce que le cinéma dit » muet » portait de grandes ambitions dont certaines ne se sont pas réalisées, alors qu’aujourd’hui, créer toutes sortes de films tout seul dans sa chambre, ou en tout cas sans la pression de producteurs qui conditionnent le champ des possibles, est possible.